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S’aimer en paysages de débris et chutes

Publié le 04 juin 2016 par Comment7

debris Nuit Debout

Librement inspiré de : Tadashi Kawamata, Under the Water, Metz – La débâcle, Emile Zola – Dove Allouche, L’enfance de l’art, Fondation d’entreprise Ricard – Robert Longo, Luminous Discontent, galerie Thaddaeus RopacE.D.M. a few montains, galerie Jozsa, Bruxelles – Nuit Debout – Bernard Stiegler, Dans la disruption, comment ne pas devenir fou ?, Les Liens qui libèrent 2016…

Kawamata

Il marche sous les débris, sous la ligne de flottaison, dans un vaste espace à contre-jour, sorte d’immense hall transitionnel indéfini, dans les ténèbres latérales et aux extrémités foudroyées de lumière d’au-delà. Ces débris imbriqués, pressés les uns contre les autres, proviennent d’abris de fortune démantibulés, soufflés, d’intérieurs de maison modestes violés, balayés par des ouragans. Voici tout ce qui, dans les matériaux d’aménagements d’espaces de vie, flottent, forment radeau inhabité. Radeau céleste, en l’air, dans sa migration post-humanité. Comme les innombrables déchets plastiques qui colonisent les océans et dérivent en de lointaines régions où ils s’agglutinent et transforment les flots en magma artificiel, ces fragments d’habitats sont déportés, concaténés par les tsunamis, les tornades, déluges, les crues meurtrières. Puis ils sont rassemblés et assemblés par les courants marins en une seule structure, mosaïque qui raconte d’innombrables destructions, l’effacement progressif de l’humain des suites des catastrophes qu’il génère et qui l’exproprient de ses territoires. Puzzle de vies brisées, mémorial pour les gens qui n’ont plus rien, ont tout perdu, leur chez soi, leurs biens élémentaires, leurs chambres à soi. Des montants de portes, des châssis de fenêtres arrachés, des cadres de lits, des cloisons brisées, des pieds de tables, des poutres massacrées, des lunettes de toilettes, des coffres explosés, des lambris déchirés, des claies tordues, des lattes fendues, des squelettes de lustres, des miroirs survivants, des parquets laminés, des armoires démontées, des paravents décoratifs, des images orphelines, des papiers peints imitant du carrelage, des paniers en osier… Ce sont, en vrac, des petits pans de cuisines, de salon, de corridors, de chambres, de débarras, de garages, d’établis, de toilettes, d’escaliers. Une désolation suspendue dans les airs et dont il étudie, par en dessous, l’articulation et la désarticulation des fragments, sans début ni fin, sans fil narratif structuré. Chaque partie est un tout, la totalité est impossible à cerner, parce que tout est différent et tout se ressemble, parce que quand il arrive à une extrémité, il ne se souvient plus de ce qu’il y a avant, à gauche, à droite, pris dans un seul flux d’ombres et de luminosités aveuglantes qui ne se laisse pas décomposer. Cartographie d’un désastre qui jette toute connaissance arrêtée de la catastrophe dans une extase contemplative et chaotique. Une désolation qui trouve une transcendance. Tout cela semble tenir ensemble par magie, noire ou blanche, par l’intervention d’une de ces forces qui défient l’entendement (et que mime l’installation artistique). Et, à la fin, éprouvant une grande désorientation, ramenant tout, égoïstement, à son proche naufrage, imminent ou permanent, où se mêle l’effroi face au réel et la volupté inéluctable de se sentir bousculé par des puissances hallucinées, cela générant une esthétique, la traîne trouble d’une beauté incontestable. « Tous les débris dont je me constitue à partir de ce qui subsiste d’elle et de nos étreintes, de nos instants de grâce épars, rompus et explosés en plein vol rejoignant les autres débris de mon incapacité à me tenir à flot dans la vie sociale, un large voile de deuil et de noces sous lequel je marche somnambule, une architecture de brisures et de tracés diffractés où s’égare le désir, l’égarement devenant le désir absolu. Plus radical étant l’égarement, plus ravageur étant le désir. »

De la catastrophe déclenchée, le désastre aux trousses – plus précisément qui a un coup d’avance–, il en est averti une fois de plus d’un coup au plexus, direct, abyssal, avant même de bien discerner ce qu’il voit, pris entre les deux panneaux d’un retable monumental, à la mine de plomb. D’un côté, la masse crépusculaire d’un iceberg qui fond, en train de disparaître, et de l’autre, à même dimension, l’impact sinistre d’une balle dans une vitre, qu’il associe instantanément au climat d’attentat, avant même d’en lire le cartel. Il s’agit d’un dessin réalisé à partir de la photo d’une vitre traversée par une balle perdue, lors de la fusillade de janvier 2015 au journal Libération. Une reproduction dessinée, d’une fidélité hallucinante par rapport à l’original – quelque chose de tellement brutal qui échappe au monde de la représentation–, qu’elle en saisit toute la dramaturgie sans fin de l’impact, toute la ramification démente du traumatisme, en constante évolution, comme la naissance d’un contre univers, une constellation négative. Autour du trou opaque, c’est un glacis astral, dont les tentacules – mais l’on dirait aussi les pétales proliférant de dahlias – croissent lentement, imperceptiblement, glacier creusant une roche-diamant. C’est tellement énorme que ça n’a plus de sens, c’est l’effraction extatique du nihilisme. Il voit se propager là, comme un hématome mortel qui gagne toutes les strates feuilletées de la vitre, la vacuité effroyable qui envahit le monde et sans laquelle de tels attentats n’existeraient pas. La beauté terrible de l’acte gratuit qui tue, imparable. Le travail que représente l’exécution d’un tel dessin, en termes d’observation et d’exercice de mimétisme, pour imprimer en soi l’image brute, à reproduire ensuite avec une lente élaboration mentale et l’usage d’outils organologiques, en termes de savoir faire ensuite, pour, trait à trait, réaliser une copie parfaite mais grossie, hypertrophiée jusqu’à l’illimité strié du drame et de la paix inaccessible, ce travail sidérant signifie une identification avec la vitre fracassée, perforée. Ce qui, à son tour, se communique et prend forme dans celui qui regarde et, dont, ainsi, l’agitation augmente face à cette perfection quasi malsaine. La balle court toujours. Depuis quelques heures, il court et effectue des allées et venues entre galeries d’art et l’observation ethnologique des commissions de Nuit Debout, place de la République. Les bribes des débats, avec leurs maladresses et approximations dues aux paroles inexpérimentées, lui semble plus vraies et en prise directe avec la crise politique que les œuvres qui tentent de mettre en question l’état de la société, dans les espaces gérés par le marché de l’art. À tel point qu’il sort en courant des galeries, pour retourner dare-dare vers les débats où il lui semble, au moins, qu’il se passe quelque chose de significatif, de non artificiel, même dans les mots banals, bégayants. Tard dans la soirée, l’anthropologue Paul Jorion exprimera quelque chose de ce genre lors de l’assemblée générale. « Continuez de dire ce que vous pensez, ce que vous ressentez comme ça vous vient à la bouche, avec vos mots. » C’est en s’éloignant de l’agora publique, réconfortante, et en découvrant dans les rues qui étoilent la grande place, tout le système policier, dense, et avançant petit à petit au fur et à mesure que l’heure du couvre-feu approche, qu’il mesure combien cet exercice de la parole simple est perçu comme dangereuse, subversive. La violence condensée dans l’arsenal policier qui enferme le lieu des débats souligne le refus des politiques au pouvoir d’entendre, écouter, dialoguer avec le peuple. Lui reviennent quelques déclarations criminelles de responsables fanfarons justifiant les dérapages répressifs des forces de l’ordre à l’égard de quelques manifestants ou manifestantes. L’incapacité à penser que la première provocation vient toujours du plus fort physiquement et symboliquement, rejeter la responsabilité des débordements sur les plus faibles revient à prouver son impuissance à comprendre de quoi est fait le jeu politique et sa responsabilité en tant qu’élu, surtout étant Premier ministre. Pourquoi ne viennent-ils pas plutôt, sans escorte armée, pour dialoguer et légitimer la réflexion démocratique publique, renforcer la puissance publique de la controverse citoyenne ? Pourquoi n’y voient-ils pas une aubaine pour recréer de la confiance entre les citoyens et le politique ? Parce qu’il leur serait impossible de s’impliquer dans ce travail collectif de l’esprit sans, selon l’expression consacrée, récupérer ? Alors, c’est vraiment un signe que le politique, et le personnel professionnel qui l’incarne, est vidé de sa substance, tourne à vide. A l’instar de cette autre ministre affirmant sans vergogne que l’on ne peut accuser le gouvernement de répression. Le je m’en-foutisme autorise de dire le contraire de ce que montre de nombreuses images, ce qui s’étale aux yeux de tous. Mais si, bien sûr qu’il réprime bel et bien, de toute évidence ! Pour le gouvernement et l’opposition, ces gens qui se dévouent pour redonner du sens à l’engagement sociétal sont des délinquants. Le mouvement d’occupation, la volonté collective de sortir de la prolétarisation pour penser, se rendre capable d’élaborer un projet, relancer l’imagination, tout ça est délictueux. La presse est méfiante, ne comprend pas bien quel est le projet !

En comparaison, passant de l’art aux faits, de l’esthétique à l’engagement, les dispositifs sophistiqués de l’art contemporain lui semblent désuets, désincarnés, et peut-être désincarnant. Ne dérangeant plus personne. Même s’il sait que c’est une impression biaisée et que le recul lui restituera d’autres dimensions de ce face à face. Par exemple, il s’avoue que, confronté aux images monumentales de ce retable, durant un instant, un équilibre s’installe, quelque chose du travail artistique renforce ce qui balbutie sur la place, et la ferveur fiévreuse qui occupe l’espace public irradie les images de ce lieu où l’art se vend, se monnaie. Quelque chose que ne contrôle pas le luxe et le hall en marbre, le comptoir et les bureaux où de jeunes déesses travaillent, rivées sur les chiffres de leurs écrans, à faire monter les valeurs des artistes de leur écurie. Cette correspondance entre ces œuvres et l’actualité de la rue contribue probablement, en rehaussant l’art d’émotions contextuelles, hétérogènes, à en augmenter le prix commercial. L’instabilité enjoignant à forger des valeurs stables par d’insensés investissements. Et se détournant de l’image de l’impact dans le verre, il fond tout entier dans la volupté morbide de la perte, de ce qui se perd inéluctablement et l’entraîne dans sa fuite neigeuse. Le saint suaire du vivant, monumental, fantomatique. La falaise représentée là est celle de la présence à laquelle on tient et qui peu à peu s’enfonce, s’effondre dans son crépuscule. Elle disparaît dans une ultime apparition, sublime, esseulée, coupée du milieu qui la faisait vivre, monstrueuse dans sa solitude stérile, vaste parchemin de chair amoureuse qui coule, superbe. Pas forcément la chair amoureuse de telle ou telle, individualisée, liée à une histoire précise, mais, intégralement et transindividuellement, celle du vivant. Non plus un iceberg particulier amolli, gommé lentement par le réchauffement climatique, mais le linceul des désirs, l’empreinte sculptée dans la glace de la peau aimée, qu’il explorait, où il se vautrait se roulait physiquement et en imagination, à travers laquelle il s’accrochait à la vie, y faisant son nid, dans les frous-frous sensuels qui adoucissent l’existence. Pas une anecdote du réchauffement climatique, mais sa dimension panoramique d’une débâcle absolue, de fin de règne. Une masse compacte d’ailes d’anges ayant abdiqué de leurs vols et légèreté, pressées les unes dans les autres. Un massif neuronal déconnecté, en pleine dégénérescence, montagne fragile, de plus en plus friable, aux tissus s’estompant. Linceul transcendant, voluptueux, enveloppant ce qui meurt en lui en fonction de ce qui dépérit à l’extérieur, en miroir. Il revoit les photos prises rituellement des lits d’hôtels, éphémères, où il a partagé des nuits, sommeils enlacés, draps froissés, empreintes de conjonctions rêvées, avortées. Il se dit que l’artiste n’a pu dessiner avec un tel réalisme l’agonie de l’iceberg que parce qu’il y a vu un immense holocauste de tissus vivants formant une sorte d’enchevêtrement d’esprits communs, globalement tourmentés, que l’on a en soi, qui sont ailleurs, chez chacun, insaisissables, courant à leur perte, à notre perte, immatérielle et charnelle, désormais dissociée de la nature et de tout ancrage dans la raison. Et pourtant, ça reste là, indubitable, solide, falaise à la dérive, cadavérique, où l’avenir se fracasse à l’insu de tous. Page glaciaire, livre géologique ouvert sur l’histoire des catastrophes qui nous engendrent, qu’on lit comme relatant le passé enfoui, mais qui resurgissent, sont toujours en train de produire, de plus en plus incontournables, sans lendemain. Leur physionomie incroyable, de colonnes rondes et de chapiteaux givrés sortant des eaux et sur lesquels foisonnent draperies froissées, végétations chiffonnées d’où émerge un réseau de veines et arêtes, de plis et guipures cristallines, de facettes immaculées taillées à la hache et de versants ombrés, soyeux ou striés, tout ça est le résultat de la chute aléatoire – mais prévisible selon l’avancée du réchauffement – de masses glacées, petites ou grandes, qui se fendent, craquent, glissent et coulent dans la banquise. Physionomie de cicatrices.

La conscience de la catastrophe, face à ces immenses dessins, décuple en lui la faculté de voir s’articuler les détails, lointains, petits mécanismes qu’il contemple et admire au quotidien sans plus tenir compte de l’horreur qu’ils fabriquent. Comme cette transfiguration du champ de bataille, chez Zola, où la distance déréalise le tragique de la guerre pris dans la beauté de la nature : « Il semblait qu’on aurait compté les arbres de la forêt des Ardennes, dont l’océan se perdait jusqu’à la frontière. La Meuse, aux lents détours, n’était plus, sous cette lumière frisante, qu’une rivière d’or fin. Et la bataille atroce, souillée de sang, devenait une peinture délicate, vue de si haut, sous l’adieu du soleil : des cavaliers morts, des chevaux éventrés semaient le plateau de Floing de taches gaies ; vers la droite, du côté de Givonne, les dernières bousculades de la retraite amusaient l’œil du tourbillon de ces points noirs, courant, se culbutant ; tandis que dans la presqu’île d’Iges, à gauche, une batterie bavaroise, avec ses canons gros comme des allumettes, avait l’air d’être une pièce mécanique bien montée, tellement la manœuvre pouvait se suivre, d’une régularité d’horlogerie. » (Zola, p. 687) De même, dans le contexte heurté de débâcles, les forces de destructions envahissant tous les domaines de la vie sociale, il est sans cesse étonné de toujours discerner, de temps à autre, d’infimes havres préservés, d’une paix totale, où se poursuivent, détachées de lui, des choses heureuses vécues à d’autres instants de son existence, comme des cellules restant en bonne santé et lui permettant de conserver l’espoir. « Seules, des fumées s’élevaient, flottaient un instant dans le soleil. Et, comme il tournait la tête, il fut très surpris d’apercevoir, au fond d’un vallon écarté, protégé par des pentes rudes, un paysan qui labourait sans hâte, poussant sa charrue attelée d’un grand cheval blanc. Pourquoi perdre un jour ? Ce n’était pas parce qu’on se battait que le blé cesserait de croître et le monde de vivre. » (Zola, p. 598)

Les larmes de la perte, elles le rincent devant une photo d’Araki, torrent qui l’emporte. Le bord d’un lit médical, un bras, une main réduite à sa plus simple expression, sans poids, dans la main de quelqu’un au chevet, puis un tuyau, presque rien qui suggère un dispositif de phase terminale. Tout est-il fini ou la photo est-elle prise juste avant, quand un fil ténu de communication subsiste entre les deux êtres, là, reliés, espérant conjurer l’inéluctable ou passer ensemble de l’autre côté. Là, il mesure, ce qu’il en sera de la perdre vraiment, qu’elle ne soit plus sur terre, nulle part parmi les vivants et le tourmentent les souvenirs d’instants où il n’a pu être là pour tenir la main, se tenir prêt à franchir le cap ensemble. Plus largement, il est traversé d’images poignantes qui anticipent une cascade de séparations inéluctables, avec les êtres, avec lui-même, avec les choses, les objets, les organologies vivifiantes, tout ce qui lui permet de rester sous tension, sous perfusion d’énergies, de rêves, de croyances. Par exemple, quand il sentira dans son corps et sa tête qu’il ne pourra plus jamais refaire à vélo la route qui monte au sommet de telle ou telle montagne devenue familière, nécessaire, comme faisant partie de lui. L’Aigoual par exemple. Oh à quel point, alors, il se sentira amputé, diminué, en train de s’effacer, de mourir ! Peut-il conjurer cela en capturant de jeunes filles, et lentement, indéfiniment, les ligoter déshabillées, les suspendre dans les arbres et les laisser tourner là comme des chrysalides dans lesquelles lui-même se serait introduit pour y dormir, échapper au temps, à l’irrémédiable ?

Que lui reste-t-il, dans l’obscurité, de la grâce imprévue, dévorée ? L’amante s’est estompée, happée par d’autres dimensions et les fils narratifs parallèles. Mentalement, il ne la voit même plus telle qu’il aurait pu, par exemple, l’archiver dans un album où les photos l’aideraient à se souvenir de manière précise et matérielle de ses cheveux, de ses yeux, sa bouche, de comment étaient ses jambes, sa taille, ses seins, ses bras, ses poignets, ses reins, sa croupe, son ventre… Support mnémonique pour reconstituer la manière dont cet ensemble de formes bougeait ou s’immobilisait, se fondait, se faisait oublier tout en restant là. Non, quand il pense à elle, il touche de l’irreprésentable, ce qui subsiste est ce qui lui envahissait les yeux, la bouche, les oreilles, les mains, la peau, collé à elle, mélangé, sans plus aucune conscience de ce qui le distinguait d’elle et elle de lui. Une nuit d’encre, une clameur sourde, une illumination, un mutisme ténébreux, des parfums saturés. Plongé en elle, visage contre visage comme ciel et lac se mirant, où la face enfouie dans le cou, échouée sur la poitrine palpitante, aspirée dans le ventre, entre les cuisses et les fesses, emportée sur la plaine du dos et le roulis des hanches. L’assourdissante joie et les limpides terreurs réunies en festin immémorial, ils perforent becs et ongles le plein et le vide, de la langue et du museau, s’enfonçant dans leur iceberg sublime, pour eux seuls, tombe superbe où s’ensevelir. Perdu dans les cheveux, la salive, la sueur, le firmament des yeux – immensités inexpressives, vus de si près, vides comme l’impassibilité divine -, la palpitation artérielle, le pouls soyeux des carotides, l’oxygène grisant du bouche-à-bouche. À chaque fois, à même l’étendue des peaux embrasées, circulent des tornades de cellules, à la fois hyper personnalisées et conscientes de leur être différencié et à la fois liesses animales dépersonnalisées, rejouant l’immersion primitive où d’étranges manipulations déchirent les ténèbres absolues, en font jaillir de premières lueurs bouleversantes. Le vif-argent amoureux réinvente à chaque fois la poudre, à tâtons, les amants fouaillant leurs corporéités miroitantes, excités par ce qui se ressemblant dans leur dissemblance, fait circuler du non apparié dans l’opacité, les infimes galeries lumineuses des affinités qui se rejoignent, s’accouplent, envers et contre tout, bifurquent hors du temps. Écorchés, étripés par leurs tendresses ivres, ils s’acharnent, emboîtés l’un à l’autre en chiffonniers célestes, luttant âprement pour traverser, atteindre l’autre rive, voir les reflets du premier jour. Ce qui lui évoque certaines pratiques alchimistes de Dove Allouche dont il serait bien en peine d’expliquer rationnellement le fonctionnement mécanique de ses gestuelles : « Dans la série Sunflower (2015-2016) de Dove Allouche, c’est l’exposition prolongée qui menace d’engloutir l’œuvre dans l’indéfini. La technique employée ici est celle de la fabrication des miroirs, d’où l’emploi d’argent, métal qui ne transmet pas la lumière mais au contraire la réfléchit ou l’absorbe en partie, voire entièrement. En chambre noire, Allouche recouvre son papier cibachrome d’une fine couche d’étain, sur laquelle il vaporise de l’argent pur, technique employée traditionnellement pour la fabrication d’un miroir. Ce geste doit être accompli dans l’obscurité la plus totale ; il faut savoir d’autre part que la température ambiante et les épaisseurs respectives des couches d’étain et d’argent jouent un rôle dans le résultat final. Lorsque les feuilles ainsi préparées sont sorties de la chambre noire, la lumière entre en jeu et expose le papier avec plus ou moins d’intensité : celui-ci présente alors des teintes brunes plus marquées par endroit, légères traces fantomatiques des gestes de l’artiste répartissant l’argent à la surface. » (Feuillet de la galerie). L’une et l’autre, c’est probablement quelque chose de ce genre qui leur reste des étreintes : de légères traces fantomatiques de leurs gestes répartissant l’argent à la surface de leurs émois tourbillonnant. Le dessin d’ondes sismiques. L’empreinte de flux et reflux, ressemblant à ces vaguelettes que la marée sculpte dans le sable durci, en se retirant. Mais les fines bulles de constellations inédites, messages microscopiques et codé d’autres mondes, dispensant l’impression d’une vie sans limites, non enfermée en une biosphère unique et non-r, la connexion avec les existences d’avant toute représentation et tout possible, ce qui exalte le sexe éperdu, clos et presque désespéré, furieux, et qui en fait une hallucination salutaire, tout ça est ce que montre L’enfance de l’art (2015). Où il semble aux amants que leurs peaux ultrasensibles, d’ordinaire matériau opaque les protégeant de l’extérieur, deviennent luminescentes et génèrent de nouveaux régimes d’images dont ils pourront se repaître à jamais, sans en revenir aux langages déjà saturés, viciés, moribonds, trop raisonnés. Des pointillés et stratifications cosmogoniques, des réseaux sympathiques souterrains, des voies lactées, d’autres systèmes, reflétés au plus ténébreux de la matière noire, des fresques pariétales à même la nuit neuronale. Sans modèle connu. Mais avant tout, là où la raison promet l’aveuglement total, de fines perforations figuratives qui laissent passer de la lumière. Il y retrouvent leur élément de folie.  « Ayant obtenu un spécimen de calcite – accumulé en stalagmites dans la grotte Chauvet sur une durée de 25.000 ans -, l’artiste y pratique des coupes superficielles de manière à obtenir de fins rectangles réguliers, qu’il colle ensuite sur une plaque de verre ; à l’aide de son agrandisseur, il en multiplie les dimensions. Le tronçonnage du bloc de matière permet l’apparition de veines et de jours conducteurs pour la lumière ; l’artiste a utilisé ensuite de l’hématite, un oxyde de fer rougeâtre collecté près de Vallon-Pont-d’Arc, connue pour avoir été utilisé comme pigment par les artisans de l’art pariétal, comme médium pour dessiner ce réseau de fissures, de bulles et de nuances de couleurs. Encadrés, les dessins sont présentés sous du verre soufflé qui rappelle, par sa texture, le grain des fines sections de calcite au départ de l’œuvre. » (Feuillet de la galerie)

Dans leurs instants de pulvérulence amoureuse, les veines de leurs deux systèmes distincts s’ouvrent, coulent à flot, se réunissent, recousues, cautérisées. Puis elles fissurent le calcite opaque de ce qui les environne ou siège têtue en leur centre et, tendant par nature à les séparer. De cette obstination démente, bras et jambes emmêlés brassant l’air comme des ailes, à rejoindre un lieu à eux seuls, il s’en souvient comme d’une succession d’identifications avec des paysages enfouis qui, ensuite, disparaissent, engloutis par leur vertige. Ils faisaient jaillir les visions d’un pays originel, de plénitude ni heureuse ni malheureuse, dont il ne pouvait dater précisément ni l’émergence ni les activités fusionnelles qui l’auraient introduit en leur sein. Il y a longtemps, c’était avant, avant toute conception, et pourtant, dans le précipité amoureux, ils s’en forment une mémoire. C’est même avec ça qu’ils se construisent un radeau tangentiel. Ce sont des horizons, présents depuis toujours, composés de fines couches successives, certaines personnalisées et fragiles, singulières, d’autres universelles, immuables, stéréotypées, mêlant ainsi chaleur hospitalière et froideur de l’inhumain. Dans une étrange (in)quiétude. Sur quelle planète se trouvent-ils pour en arriver à contempler cela ? C’est-à-dire, à travers le cocon de leurs étreintes, au cœur même du havre où ils s’ébattent fusionnels, inventant leur décor préféré, pourquoi soudain basculent-ils vers ces paysages impersonnels, une nature de l’autre côté, sans vie ? Sont-ce déjà, là si proches, les immensités effrayantes de leur séparation, de l’impossibilité de rester proches, unis. Là, ils ne peuvent que se perdre, dans le chacun pour soi, débris humains imperceptibles parmi d’autres débris invisibles. Alors qu’ils brûlent délicieusement du confort de se trouver, de n’être plus dépourvus, déjà l’effroi leur inonde l’imaginaire. L’effroi de paysages inaccessibles qui remontent d’eux-mêmes, peintures qui tapissent leurs parois intérieures les plus reculées et soudain éclairées lorsque, fugitivement, l’intensité de leur plaisir les rapproche d’une insensée essence divine. La part du feu, les ombres délicieusement effrayantes de la jouissance. Et ce ne sont pas deux choses distinctes – le bonheur et l’effroi – mais deux faces d’une même révélation. C’est la nature abrupte, impénétrable, telle qu’elle a toujours fasciné et terrorisé l’humain, qu’ils retrouvent en eux. Le début de tout, dont les innombrables rémanences qu’attise leur absolue nudité et vulnérabilité viennent les hanter. Et cette résurgence surnaturelle leur hérisse le poil, avec ravissement. Coulée de sueur froide sur leurs échines moites. Je décris cela comme un instant fulgurant, révélateur, se produisant à l’apogée de la perte et don de soi, dans le sexe, mais je me trompe, ou disons que c’est pour la piquant textuel, car cela se produit plus finement et lentement, dramatiquement, dans ce qui les unit même séparés, le rêve, les pensées qui vont de l’une à l’autre, le sentiment d’être ensemble même séparés, les correspondances, les tendresses lumineuses qui sont autant de caresses à distance, conjonctions qui libèrent de fines bulles d’argent qui forent leur chemin dans le calcite ambiant. Ils se fracassent alors sur des montagnes gratte-ciel infranchissables, impénétrables, indomptables, totales. Ils errent dans une dramaturgie géologique indéchiffrable. Ils parcourent des langues de terre, des berges herbeuses, des fjords, des îlots, des lagunes et des isthmes nus noyés et tracés à même l’épaisse brume grise, entre terre et ciel. Presque sans lumière, gris atone. Surtout de vastes ellipses d’eau dormante, miroir finement bordé de roches hérissées, et épousant au lointain de leur courbe, les flots symétriques du ciel vide ou bouillonnant de nuages. Le partage réversible de la terre et des cieux, une digue courbe au-delà laquelle l’univers se dérobe. Quelques fois, avec le phare d’un couchant biblique, dédoublé au ciel et dans l’eau. Le soleil brouillé, typiquement romantique, hémorragie solaire dans le brouillard, reproduit à l’identique. Ou la patinoire étale et blafarde d’une aube lente, figée, scintillante. Exactement le genre d’apothéose creuse, linéaire et autant séduisante qu’effrayante, que les amants presque cruels provoquent et guettent dans les meurtrières de l’orgasme, quand ils ne s’offrent plus que leurs paupières entrouvertes, tranchées d’un trait écumeux, un œil révulsé qui opère à la manière d’une boule de cristal renvoyant tous les paysages ultimes du monde pré-humain. Voir ça, en pleine possession l’un de l’autre, par quoi leur jouissance explose en plein vol et les dépossède ! Là, où ils se pensaient seuls, complètement seuls, voici qu’ils ne sont plus que cellules disséminées, colonisées par d’autres vies, d’autres histoires. Les paysages qu’ils survolent débordent leur expérience. C’est toute une histoire du paysage qui les reprend, les charrie. Ce sont des milliers d’images tirées des livres, des encyclopédies, des premières expéditions en des contrées jusque-là jamais visitées. C’est aussi l’écho des premières tentatives pour dresser une taxinomie des physionomies de l’environnement, les premiers jalons d’une vaste entreprise de maîtrise de la nature par l’image, par la dimension mimétique et photographique de la peinture, en commençant par se rendre capable d’en représenter les faces monstrueuses. Ce sont des paysages types vus par des milliers et des milliers d’êtres humains qui les ont catalogués avant de les greffer dans leurs têtes. Paysagisme qui a engendré des clones, des imitations, des chromos, jusqu’à la nausée. Les voir resurgir de sa chair, c’est se rendre compte que l’on regarde sans arrêt quantité de choses avec des milliers d’yeux réactivés en nous, qui continuent à regarder avec nous, qui forment notre regard. Une multitude de résidus s’accumulant depuis des millénaires, depuis les premiers hommes. « Bordel, nous ne sommes donc pas uniques, non dupliquables et seuls au monde !? » Avant que cette démultiplication, à son tour, ne devienne source de frissons sensuels, tombant sous le charme du va-et-vient du pinceau qui, lentement, obsessionnellement, et avec la méticulosité d’un copiste bénédictin, réactive ses vues de l’esprit selon laquelle la culture a inventé nature, images consignées dans les grandes archives humaines. Une à une elles sont extraites de leur rangement et replacées sur le chevalet, rappelées à la vie, ramenées au statut d’original, de pièce unique. Peintures remises indéfiniment sur le métier, dans une pénombre de chapelle, et questionnant comme à la manière d’une prière muette, ces instants où le besoin d’esthétique se transcendante dans une copie, une imitation de la nature. Cette volonté méticuleuse de revenir, critique mais en abnégation dans la technique, à quelque être primitif du pinceau. À l’encontre des écoles qui ont construit la modernité en s’émancipant des obligations de ressemblance. Revenons en arrière, que c’est-il passé là, qui a biaisé notre relation à la nature et qui, dans cette adoration apparente du peintre devant son sujet, ne faisait que construire les icônes attendues par le projet de Descartes, dominer et se rendre maître de la nature. Dans ces représentations minimales à rebours, célébrations à première vue d’une nature toujours intact et entière, malgré l’homme, n’y a-t-il pas un léger brillant funèbre, un filtre sinistre, de mauvais augure, qui signifie que ces peintures sont bien réalisées en pleine époque de l’anthropocène ? Et qu’elles montrent ce qui, bien qu’immensément familier de par notre culture, et rendu comme éternel, n’existe plus ? Et en signifiant que les ancêtres de ces peintures, jadis, toiles ou photographies annonçaient déjà l’anthropocène ? C’est cette gestuelle profondément singulière du peintre qui les fascine et les noie dans une sorte de connaissance fantasmagorique de comment c’était sans nous et comment ça redeviendra après nous, après la catastrophe, celle qu’ils sont en train de vivre, personnellement et en même temps que tout le monde la subit, même sans en avoir conscience. Donc, les amants voyant dans leur délire soudain défiler ces peintures, savent qu’ils visitent pour la première fois, peut-être la dernière fois, les paysages qui les précèdent et, d’une certaine façon, ont façonné leur géographie intérieure et leur configuration émotionnelle au fil des générations qui les précèdent. Ils savent que le privilège leur est donné, en pleine assomption, de contempler le cadre de leur disparition où leur chute ne fera même pas un trou dans l’eau, ne laissera pas de corps écrabouillés au pied des falaises. « Tu vois ce que je vois, nous n’y sommes déjà plus, tellement nous sommes petits ». (PH)

Kawamata
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Kawamata
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Tagged: anthropocène, art et paysage, écrire le paysage, Bernard Stiegler, catastrophe, catastrophisme, correspondance nature culture, désordre amoureux, politique et citoyen

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