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…Les Misérables de Victor Hugo a été incendié par la critique à sa sortie?

Par Tanagra @sinontusavais

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Les Misérables, c’est un monument. C’est le bouquin que je garde constamment en pleine vue dans mon appartement histoire de frimer et passer pour une meuf supra-cultivée. C’est, aux yeux du reste du monde, l’équivalent en trois volumes de littérature de la Tour Eiffel, du super-combo baguette-bicyclette-béret-marinière, de la Joconde et des rumeurs d’hygiène corporelle douteuse. Les Misérables, c’est un (pas si) petit bout de France – mais aussi un roman qui condense histoire tout court, dénonciations sociales, histoire politique, mais aussi de la philosophie, tous les idéaux du mouvement Romantique, des personnages si emblématiques qu’ils en sont devenus des noms communs, et une mare de sang à en faire pâlir George R. R. Martin. Sérieux. Tout le monde crève là-dedans, mon petit coeur a toujours du mal à tenir le coup. C’est aussi, l’air de rien, un tour de force. Cinq tomes, au moins 34 adaptations au cinéma, un musical ultra-badass, tout ça avec pour seul postulat de base qu’un type a volé du pain.

En France on déconne pas avec le pain, ok.

Le chef d’oeuvre de Victor Hugo, aimablement surnommé « the brick » (pour des raisons évidentes – je veux dire, on pourrait facilement assommer quelqu’un avec un bouquin qui contiendrait tous les tomes) par nos voisins britanniques, a été un succès populaire dès sa sortie en 1862. Il l’avait vu venir, l’ami Victor, qui déclare à son propos dans une lettre adressée à Lacroix le 23 mars: « Ma conviction est que ce livre sera un des principaux sommets, sinon le principal de mon œuvre. »: tout le monde s’arrache le bouquin. Barbey d’Aurevilly écrit dans un article pour Le Pays le 19 avril « Enfin les voici, ces fameux Misérables ! – fameux même avant d’être nés ! les voici qui, depuis douze jours, remplissent le monde et le font retentir comme livre peut-être n’a jamais fait », et voilà Bauledaire qui renchérit, affirmant que « L’ouvrage est actuellement dans toutes les mains », « actuellement » étant le 20 avril, quand il publie ces mots dans Le Boulevard.

En moins d’un an, le voilà traduit en portugais, en italien et en grec. Il ne faudra attendre qu’un an aussi avant de voir une première adaptation scénique. Le projet était ambitieux, avec sa fresque historique et sociale, sa volonté de donner la parole à des couches de la population sans privilèges ou opportunités, mais aussi ses morceaux épiques et son histoire d’amour – le pari semble réussi, et, à ce stade, on pourrait penser que Victor et son éditeur ont pu faire péter le champagne après avoir eu très sérieusement peur pour leurs petites fesses. Mais non.

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Déjà parce qu’il a pas vraiment l’air d’un type avec qui on fait péter le champagne, entre nous.

Voyez-vous, on ne peut guère « dénoncer la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit » et promouvoir une attention aux couches les moins favorisées de la société sans s’attirer quelques foudres. Quand Victor Hugo a affirmé dans la préface « Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers et compliquant d’une fatalité humaine, la destinée qui est divine… tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres comme celui-ci pourront ne pas être inutiles », il s’attendait probablement à se prendre une bonne petite polémique dans la gueule.

L’unanimité du public est peut-être bien là, mais, chez les critiques et les personnalités littéraires de l’époque, on est un petit peu plus dubitatifs – voire même carrément négatifs. Je vous parlais de Baudelaire? Baudelaire, après avoir souligné ce succès populaire et encensé l’ouvrage dans la presse, a utilisé dans sa correspondance à sa mère (Madame Aupick) les mots « immonde » et « ineptes » pour le qualifier, ajoutant « J’ai montré, à ce sujet, que je possédais l’art de mentir. Il m’a écrit, pour me remercier, une lettre absolument ridicule. Cela prouve qu’un grand homme peut être un sot. ». Dans une lettre à madame Roger des Genette, voilà aussi Flaubert qui dit ne trouver dans Les Misérables « aucune vérité ni grandeur ». Ca pique. Ca pique un peu.

Les raisons sont évidentes. Il y a quelque chose, dans Les Misérables, qui fait peur. Barbey d’Aurevilly le décrit ainsi: « le dessein du livre est de faire sauter toutes les institutions sociales, les unes après les autres, avec une chose plus forte que la poudre à canon, qui fait sauter les montagnes, – avec des larmes et de la pitié ». Il le qualifie aussi de « livre le plus dangereux de son temps ». On accuse Les Misérables de démagogie – et c’est dans cette accusation qu’il faudrait aussi ranger les déclarations de Lamartine quand il y voit « un livre très dangereux de deux manières : non seulement parce qu’il fait trop craindre aux heureux, mais parce qu’il fait trop espérer aux malheureux ».

Il y a dans ce bon vieux pavé quelque chose de politique qui fait un petit peu grincer des dents dans le milieu littéraire: Les Misérables, moins qu’un roman, serait en quelques sortes une extension des dénonciations portées par Hugo dans le Dernier jour d’un condamné ou Claude Gueux. Livre social avant d’être oeuvre d’art, on l’accuse de vouloir agiter les foules et de vouloir ébranler les institutions en place en pointant du doigt l’existence de malheureux, l’absence d’égalité des chances, les profondes injustices du XIXe siècle et des conditions de vie abjectes. Quand M. de Mirecourt écrit dans le Figaro à propos des personnages affligés par le destin « Ecartez le bâillon de la misère, vous trouverez sûrement la paresse », on se croirait dans un débat particulièrement tendu à l’Assemblée Nationale aujourd’hui. Le roman se veut réaliste et dénonciateur des tristes vérités de la France de l’époque – ça fait jamais plaisir à tout le monde, et ça fait aussi des polémiques. C’est sur une sentence brutale que Barbey d’Aurevilly achève sa critique: « Les Misérables ne sont pas un beau livre, et, de plus, c’est une mauvaise action ». Voyez-vous, ces auteurs qui s’attaquent aux Misérables, ils affirment aussi vouloir défendre la société de leur époque.

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Regardez-la, elle fout clairement rien cette petite ! Mais enfin ! Secoue-toi !

Cette volonté de faire un livre social donne naissance à un deuxième problème: au-delà du fond il y a la forme, et l’institution littéraire. Les Misérables, c’est un retour en force du langage populaire dans la littérature – un procédé qui colle à la perfection au sujet qu’il cherche à traiter, et qui, au fond, cherche à rendre la parole aux couches de la société qu’il présente. Louis Veuillot ne se garde pas de critiquer l’écriture de Hugo dans la Revue du monde catholique, et nous affirme ainsi qu’il n’a « point de goût, point de mesure, point d’esprit », tout en s’offusquant « calembours et des grimaces ». Le livre ne s’embarrasse pas de scrupules, ok – on pourrait parler du chapitre entier consacré au « mot de Cambronne » – c’est-à-dire « merde ». Les Misérables, c’est aussi la première apparition en littérature de l’argot, langue des rues de Paris par excellence. Et ça, ça dérange. Armand de Pontmartin n’y va pas avec des pincettes pour nous faire part de ses réflexions: il qualifie le roman « d’oeuvre contagieuse d’un génie malade », qui « salit nos âmes et son livre » par ses choix d’écriture.

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Portrait de Monsieur Hugo par Nadar. Hugo, un homme qui voulait juste partager son amour des calembours. Boudiou.

Cela dit, ça a probablement fait de la bonne grosse publicité – genre un buzz avant la lettre. Le temps a, de toutes façons, donné raison à l’auteur: perso, je savais pas qui était Armand de Pontmartin avant de faire mon petit lot de recherches, mais Victor Hugo fait partie des lectures imposées des 3/4 des collèges de France. Et puis au fond, c’était cela que cherchait Victor Hugo: être lu, créer le débat. Voilà ce qu’il affirme dans son introduction à une traduction de William Shakespeare par son fils François-Victor, en 1864 – une occasion aussi de répondre à ses détracteurs: « Stimuler, presser, gronder, réveiller, suggérer, inspirer, c’est cette fonction, remplie de toutes parts par les écrivains, qui imprime à la littérature de ce siècle un si haut caractère de puissance et d’originalité ».

Au fond, c’est peut-être le but de toute littérature.

Puis il y a quand même eu quelques critiques positives.

Bibliographie & Webographie

  • Un peu de temps à tuer? Les Misérables sont en intégralité sur Wikisource par ici ! Mais pour être honnête, il vous faudra beaucoup de temps à tuer. Si vous êtes un grand costaud, vous pouvez même tenter de lire le manuscrit numérisé sur le site de Gallica par  – et oui, c’est lui la photo d’illustration aussi.
  • Sinon, le plus clair des critiques de contemporains mentionnées ici sont contenues dans le dossier de l’édition des Misérables chez les Classiques de Pocket. Mais vous pouvez aussi trouver la lettre de Baudelaire à sa maman par , les remarques acerbes de Gustave Flaubert  et la critique intégrale du roman par Barbey d’Aurevilly ici.
  • Pascal Melka a mené une très chouette étude sur Les Misérables, en s’attachant par exemple sur les questions de langue et l’importance de l’argot dans le roman. Ca s’appelle « Victor Hugo, un combat pour les opprimés. Étude de son évolution politique ». Vous pouvez en lire des morceaux sur Google Books par ici.

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