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Giacomo LEOPARDI « L’amour et la mort »

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

 

L’AMOUR ET LA MORT.
(Publié en 1836.)Il meurt jeune, celui qui est aimé des dieux.
MENANDRE.

Le destin engendra en même temps l’Amour et la Mort, frère et sœur. Le monde n’a ici-bas rien d’aussi beau non plus que les étoiles. De l’un naît le bien et le plaisir le plus grand qui se trouve sur l’océan de la vie : l’autre anéantit les plus grandes douleurs et les plus grands maux. C’est une belle enfant, douce à voir, non pas telle que se la dépeint la gent couarde ; elle aime souvent à accompagner l’enfant Amour et ils franchissent ensemble la route mortelle ; premières consolations de tout cœur sage. Et jamais cœur ne fut plus sage qu’un cœur frappé d’amour, ni ne méprisa plus profondément la vie misérable. Jamais cœur ne fut prêt à s’exposer au danger comme pour ce maître. Là où tu viens en aide, Amour, naît ou se réveille le courage, et la race humaine devient sage en actions, et non, comme d’ordinaire, en vaines pensées.

Quand nouvellement naît au fond du cœur une amoureuse passion, en même temps qu’elle, dans le cœur languissant et fatigué un désir de mourir se fait sentir. Comment ? je ne sais. Mais tel est le premier effet de l’amour vrai et puissant. Peut-être alors ce désert épouvante-t-il les yeux, peut-être le mortel voit-il que la terre est désormais inhabitable pour lui sans cette félicité nouvelle, unique, infinie que se figure sa pensée : mais pressentant les orages terribles qu’elle fera naître dans son cœur, elle désire le repos, elle désire se réfugier au port pour fuir la cruelle passion, qui déjà, rugissante, obscurcit tout autour de lui.

Puis quand la formidable puissance a tout saisi, quand l’invincible souci foudroie son cœur, que de fois, ô Mort, tu es ardemment implorée par l’amant désolé ! Que de fois, le soir et à l’aube, en étendant son corps fatigué, il se dit qu’il serait heureux si jamais il ne se relevait de là et s’il ne revoyait plus la lumière amère ! Et souvent, au son de la cloche funèbre, aux chants qui conduisent les morts à l’éternel oubli, avec d’ardents soupirs poussés du fond du cœur il envia celui qui s’en va habiter parmi les trépassés. Jusqu’à la plèbe inconnue, jusqu’au villageois ignorant toute vertu qui dérive du savoir, tous sont ainsi. Même la jeune fille timide et réservée, qui d’ordinaire au nom de la mort sent se dresser ses cheveux, ose sur la tombe et les voiles funèbres fixer son regard plein de constance ; elle ose méditer longuement le fer et le poison, et dans son âme ignorante elle comprend la douceur de mourir ; tant la discipline de l’amour incline à la mort. Souvent aussi, la grande souffrance intérieure en vient au point que la force mortelle ne peut la supporter : alors ou le corps frêle cède à ces mouvements terribles et de cette manière la Mort prévaut par le pouvoir de son frère, ou l’Amour mord si profondément que, d’eux-mêmes, le villageois ignorant et la tendre jeune fille rejettent à terre leurs jeunes corps. Le monde rit de ces accidents : que le ciel lui donne paix et vieillesse.

Aux âmes ardentes, heureuses, généreuses, puisse le destin accorder l’un de vous deux, doux seigneurs, amis de l’humaine famille, pouvoirs sans pareils, dans l’immense univers, que dépasse seul le destin, cet autre pouvoir. Et toi que depuis le commencement de mon âge j’honore et j’invoque toujours, belle Mort, toi qui seule au monde as pitié des peines terrestres, si je te célébrai jamais, si je tentai de réparer les outrages faits par le vulgaire à ta divine condition, ne tarde plus, condescends à des prières si rares, ferme à la lumière ces tristes yeux, ô reine du temps ! Quelle que soit l’heure où tu ouvriras tes ailes vers mes prières, tu me trouveras le front haut, armé, luttant contre le destin, ne louant ni ne bénissant, comme c’est l’usage de l’antique bassesse humaine, la main qui me fouette et se teint de mon sang innocent, rejetant de moi toutes ces vaines espérances, avec lesquelles le monde se console comme un enfant, et tout sot encouragement ; n’espérant rien d’autre à aucun temps, si ce n’est toi seule ? n’attendant d’autre jour serein que celui où je pencherai mon visage endormi sur ton sein virginal.


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