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« Le marché n’a pas de morale » Pour que ça change !

Publié le 11 juillet 2016 par Nicomak @Myriam_Nicomak

le marché n'a pas de morale« Le marché n’a pas de morale », c’est le titre d’un essai de Mathieu Detchessahar, agrégé des Universités et professeur à l’Institut d’Economie et de Management de l’Université de Nantes. Dans ce livre resserré de 159 pages, le fondateur du Groupe de recherche anthropologie chrétienne et entreprise nous démontre qu’il n’y a aucune fatalité au pouvoir de l’économie sur nos vies.

Tout l’intérêt du propos tient dans le fait qu’il ne fait pas que s’en indigner mais propose un véritable changement de paradigme. Dans un essai savant et accessible, en fondant sa réflexion sur une critique de la « société de marchés » (Karl Polanyi et Jean-Claude Michéa) et en faisant appel à la pensée sociale de l’Eglise, notamment les encycliques Caritas in veritate de Benoit XVI et Lumen Fidei du pape François ainsi qu’au personnalisme d’Emmanuel Mounier et aux écrits de Simone Weil, Mathieu Detchessahar nous invite à mener un combat politique pour remettre l’économie au service de l’être humain.

Comment conduire ce qui apparaît comme une révolution ? Commencer d’abord par remettre le « vivre ensemble » et le lien social au cœur du projet économique et social de l’entreprise. Et « pas de « vivre ensemble » sans projet collectif ni sans une commune conception du bien à rechercher ensemble ! » (p. 9) prévient l’auteur. Or la société de marchés, qui entend unir les gens par de simples liens marchands, conduit à une cohabitation d’individus solitaires, repliés dans leur égoïsme, incapables de se rencontrer authentiquement ou de tisser des liens durables de compréhension réciproque. Cette société de marché tend à tout transformer en marchandise : la terre, le travail, la monnaie, l’amour… Elle aboutit à ce que le sociologue Zygmunt Bauman appelle une « vie liquide » dans laquelle l’altérité ne subsiste que sous l’angle de l’instrumentalité. Mais quand l’autre devient un simple moyen au service de mes buts, quand « le Tu devient un Cela », pour reprendre les mots de Martin Buber, cela a un nom en psychiatrie, cela s’appelle la perversion généralisée. C’est destructeur pour la santé mentale et pour le sentiment d’appartenir à une humanité commune.

Pour sortir de cette « misère de l’économisme », Mathieu Detchessahar ouvre plusieurs pistes.

D’abord il s’agit de reconstruire les conditions d’un espace de discussion où l’on peut se dire dans ses valeurs, ses choix, et également où l’on discute du bien commun, du projet collectif. Cette éthique de la discussion est à la source d’enrichissements pour tous. Elle permet la rencontre, la confiance et elle est fondatrice de notre pouvoir d’agir dans le monde « permettant d’entreprendre avec les autres et de se réaliser par eux » (p.120). M. Detchessahar est porteur d’une réflexion au long court sur le rôle et la portée des espaces de discussion en sciences de gestion. Une pensée que nous essayons de prolonger dans nos propres travaux et notamment dans un travail de thèse sur le bien-être au travail à travers les espaces de discussion (Richard, 2012). Dans un monde toujours plus complexe, où tout va de plus en plus vite, il n’a jamais été aussi urgent de prendre le temps de s’asseoir et de se parler du vrai travail dans ses dimensions : objective et subjective, réelle et symbolique, rationnelle et émotionnelle, individuelle et collective.

Voici une petite vidéo de Damien Richard à propos des espaces de discussion.

Enfin, il faut réapprendre à parler politiquement du travail et de l’entreprise car la suspension du jugement de valeur et « la domination de la seule rationalité instrumentale au service du meilleur réglage de la cage d’acier » ne suffiront pas à revivifier l’espace politique. Il faut parler valeurs afin de reconstruire du bien commun et « ré-enchâsser le développement économique dans une sphère philosophique et morale, une éthicité, dont la transmission doit constituer notre priorité politique » (p. 141). D’où le rôle central de l’enseignant dont la mission n’est pas seulement de « professionnaliser » et d’évaluer des compétences mais d’aider à la construction d’une culture commune en apprenant à conduire une réflexion éthique reposant sur des valeurs, incarnées dans des pratiques.

En termes de valeurs, Mathieu Detchessahar propose de revisiter la devise nationale « liberté, égalité, fraternité » pour en faire un socle intellectuel cohérent. La liberté est rattachée à un triple héritage : grec, chrétien et républicain. Aristote en fait le propre de l’homme, l’expression de sa capacité à conduire lui-même ses actions en toute responsabilité. Le chrétien la voit comme un attribut de l’homme, le don d’un Dieu créateur qui a fait l’homme à son image. La devise de la république en fait la première des valeurs formant avec les deux autres qui regardent du côté de l’autre un tout organique qui nous porte à un bien commun. Ainsi le triptyque liberté, égalité, fraternité nous porte vers la philia des Grecs et l’agapè des chrétiens. « C’est pourquoi affirmer la seule valeur de liberté (…) n’a pas de sens et ne peut suffire à dire le bien commun » (p. 139). Faut-il voir dans ces propos une critique, à peine voilée, du courant à la mode de l’entreprise libérée porté par Isaac Getz et discuté dans une tribune de Céline Desmarais dans le blog Management & Santé au Travail ?

Si nous partageons avec l’auteur le constat d’un besoin urgent d’espaces de discussion dans les entreprises et dans la société civile en général, dont le mouvement Nuit Debout constitue un symptôme, nous regrettons qu’il ne soit pas aller plus loin au niveau des préconisations concrètes pour construire et faire exister ces espaces de discussion, sources de tant de bienfaits : l’épanouissement des communautés de travail, la revitalisation des espaces démocratiques dans la société et dans les entreprises, la mise en œuvre de la concertation et de la subsidiarité dans les organisations publiques aussi bien que privées et le ré-enchâssement de l’économique dans une éthique sociale.

Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas tant un retour de l’ordre moral qu’appelle de ses vœux M. Detchessahar qu’un engagement collectif pour construire une société désirable, c’est-à-dire « bonne pour l’épanouissement plénier des personnes ». Cette société du bonheur humain repose, à n’en point douter, sur une éthique de la rencontre et du dialogue, dont cet essai nous propose un viatique. J’en recommande la lecture dans l’attente d’une feuille de route avec des propositions plus opérationnelles afin de faire évoluer la situation in concreto.

Références :

Le marché n’a pas de moral, Mathieu Detchessahar, Les éditions du Cerf, Paris, 2015

« Faire face aux risques psychosociaux : quelques éléments d’un management par la discussion », Négociations, n°19, pp. 57-80, Mathieu Detchessahar, 2013

La vie liquide, Zygmunt Bauman, Pluriel, 2013

Je et Tu, Martin Buber, Aubier Philosophie, 2012

« Des espaces de discussion pour articuler performance et santé au travail », Quel management pour concilier performance et bien-être au travail, Laurent Karsenty , Collection Le travail en débat, Octarès, pp. 69-90, Damien Richard, Widad Cherkaoui, Jean-Luc Christin, 2015

Management des risques psychosociaux : une perspective en termes de bien-être au travail et de valorisation des espaces de discussion, Thèse de doctorat en Sciences de Gestion de l’Université de Grenoble, Damien Richard, 2012

 


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