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Le travailleur des équivalences

Publié le 18 juin 2008 par Maitrechronique
Un mois après la publication de l'interview d'Hervé Aknin, le deuxième "petit nouveau" de Magma, Bruno Ruder, a bien voulu répondre à mes questions. Une occasion privilégiée de découvrir un personnage dont la personnalité musicale nous laisse deviner pour les temps à venir une collaboration fructueuse avec le groupe, qui fêtera en 2009 ses quarante ans ! Et un grand merci à Bruno pour le temps consacré à me renvoyer une copie dont la lecture devrait retenir votre attention.
Photo : Fabrice Journo
Bruno, peux-tu, en quelques lignes, nous dire d’où tu viens, quelle est ta formation musicale et quel a été ton parcours artistique avant d’intégrer Magma ?
BR : J’ai commencé la musique à l’âge de six ans, en étudiant pendant une douzaine d’années le piano de «manière classique», c’est-à-dire en abordant une petite partie du vaste répertoire consacré à cet instrument. Mais je n’ai jamais poussé très loin la pratique de la musique classique. Mon professeur m’a parallèlement donné goût au jazz, et c’est vers cette musique que j’ai commencé à me tourner sérieusement, à l’adolescence. J’ai alors commencé à la pratiquer en groupe. Plus tard, je suis passé par l’école de musique de Villeurbanne, puis par le département Jazz du CNSM de Paris, où j’étais d’ailleurs dans la même promotion que Benoît Alziary, vibraphoniste de Magma, et que Rémi Dumoulin et Fabrice Theuillon, qui collaborent parfois aussi avec Magma. J’ai rencontré là-bas une bonne partie des musiciens avec qui j’aime jouer aujourd’hui, et c’est là-bas que j’ai connu Riccardo Del Fra, qui a fait appel à moi pour son «Jazoo Project», et qui m’a donné l’opportunité de jouer avec pas mal de très bons musiciens comme Joey Baron, Kenny Wheeler, Dave Liebmann, Billy Hart, Simon Goubert, Daniel Humair, Tony Malaby… Je prends (ou j’ai pris) évidemment part à plusieurs autres groupes, parmi lesquels «Yes Is a Pleasant Country» (un trio avec la chanteuse Jeanne Added et le saxophoniste soprano Vincent Lê Quang), est peut-être celui qui m’est actuellement le plus cher.
Ton arrivée au sein de Magma s’est opérée dans un contexte marqué par une certaine urgence compte tenu du départ précipité de trois des membres du groupe qu’il fallait remplacer très vite. As-tu hésité lorsque tu as été sollicité, étant donné qu’il s’agissait de remplacer au plus vite Emmanuel Borghi, qui travaillait aux côtés de Christian Vander depuis plus de 20 ans, dans Magma, Offering ou le Trio ?
BR : Etant disponible au moment où cela s’est présenté, je n’ai pas hésité, car sans être un inconditionnel du groupe, j’aimais vraiment sa musique. Le fait qu’il s’agisse de remplacer Emmanuel Borghi n’est pas rentré en ligne de compte. Je ne pense pas qu’il soit utile de se demander si on sera «à la hauteur» de son prédécesseur quand on entame une collaboration avec un musicien ou un groupe. Ce genre de scrupules ne me semble procéder que d’une politesse obséquieuse ou d’une bête mystification. Dans l’un ou l’autre cas, ça n’a aucun rapport avec la réalité de la musique, qui est d’essayer de trouver les moyens de faire sonner un groupe, c’est-à-dire de concentrer ses efforts vers un résultat musical, voire sonore, qui sera, bien sûr, différent si l’on remplace un ou plusieurs membres du groupe par d’autres. Ceci dit, il reste évident que les vertus d’un travail sur le long terme qu’ont pu mener Emmanuel et Christian sont énormes, et que le remplacement dans un groupe d’un ou plusieurs musiciens par d’autres implique pas mal de travail à fournir, de la part des nouveaux venus mais aussi de la part du groupe tout entier.
Que penses-tu pouvoir, à terme, apporter au groupe et que penses-tu que le groupe pourra t’apporter ?
BR : La musique de Magma est très différente de celles que j’ai pu pratiquer jusqu’à maintenant, et ce tant au niveau du rendu musical que de sa pratique. Ici tout est très écrit, très peu de place est laissée à l’improvisation, contrairement aux autres projets musicaux auxquels je participe. C’est déjà une dimension un peu nouvelle pour moi : on n’a pas le droit aux mêmes erreurs que dans un contexte plus improvisé, en quelque sorte. Et puis il y a une vraie singularité dans la façon de traiter le rythme. Ces deux éléments font que lors des concerts, il faut déployer une très grosse énergie de concentration, pour se rappeler de tout, et pour être toujours «là» rythmiquement. Ça, c’est pour la catégorie «difficultés à surmonter». A côté de ça, c’est pour moi une occasion, que je n’ai pas connue si souvent, de jouer régulièrement avec un groupe, et qui plus est devant un public en général nombreux, et pas uniquement composé, comme trop souvent lors des concerts de jazz, d’individus qui écoutent le concert en se grattant le menton d’un air sceptique en se demandant quelles subtiles réflexions ils vont pouvoir trouver en sortant du concert. Autrement dit, j’ai l’impression que le public de Magma réagit pour une grande partie avec enthousiasme et spontanéité, et ce n’est pas parce que je suis sensible à la flatterie que j’apprécie cela, mais parce que je crois que cette musique a bel et bien de quoi provoquer de telles réactions, au même titre, je pense, d’ailleurs, que plein d’autres qui n’ont pas la chance d’avoir un tel accueil. Quant à savoir ce que moi, je peux apporter au groupe, à part mon réel enthousiasme et mon énergie de travail, je n’en ai réellement pas trop conscience…
Est-ce que tu vas occuper une place identique à celle d’Emmanuel Borghi ou ta propre personnalité va-t-elle être source de nouvelles couleurs musicales, notamment en interaction avec le vibraphone de Benoît Alziary ?
BR : Pour l’instant, les rôles n’ont pas vraiment évolué, je crois, par rapport à avant. Ce sera peut-être le cas plus tard, quand nous monterons de nouveaux morceaux. Je crois que Benoît, notamment, aurait envie de cette évolution, qui lui permettrait d’exploiter à fond les possibilités de son instrument.
Selon toi, et avec l’expérience de ces premières semaines, les «petits nouveaux» de Magma et l’énergie qu’ils peuvent insuffler contribueront-ils à une évolution de Magma et si oui, de quel ordre serait-elle ?
BR : Honnêtement, je ne peux pas savoir ce que Hervé Aknin et moi apportons ou pouvons apporter au groupe… Peut-être tout simplement le fait que nous arrivions avec un enthousiasme et une motivation flambant neufs, ce qui n’est sans doute pas négligeable pour un groupe qui va fêter ses quarante ans l’année prochaine !
Quel a été ton premier contact avec la musique de Magma ?
BR : Quand j’avais quatorze ans et que j’ai formé avec des amis mon premier groupe, Jean De Antoni, un guitariste qui avait joué à une époque dans Magma, et habitant dans ma région, venait nous faire travailler une fois par semaine. C’est à cette occasion que j’ai pour la première fois entendu parler du groupe. Mais c’est plus tard j’ai découvert les disques, et que j’ai notamment écouté «Üdü Wüdü» en boucle pendant un moment !
Avais-tu imaginé un jour faire partie de l’écurie Vander ?
BR : Non, pas vraiment, mais je côtoyais déjà certains membres de Magma, Benoît bien sûr, mais aussi notamment James Mac Gaw avec qui nous avions déjà en projet de collaborer (sur un groupe qui s’appelle N’Walk, avec les batteurs Philippe Gleizes et Daniel Jean d’Heur). Je joue également dans le quartet d’Eric Prost, saxophoniste qui a fait partie du Christian Vander Quartet.
Tu vas, de fait, être impliqué dans l’enregistrement du prochain disque de Magma, «Ëmëhntëht-Rê» qui est par ailleurs une composition aujourd’hui mythique du groupe. Sacré enjeu ou enjeu sacré ?
BR : Je ne crois pas être impliqué dans cet enregistrement, les parties de piano ayant déjà été enregistrées par Emmanuel Borghi avant son départ du groupe…
Ton parcours musical montre que tu n’as pas attendu ton entrée dans Magma pour exister en tant que musicien. Comment comptes-tu faire coexister tes différentes activités ?
BR : Il me semble que c’est tout simplement une question d’emploi du temps, qui va peut-être être un peu plus chargé qu’avant, mais en tous cas, il est certain que je ne compte pas renoncer à tout ce que j’avais déjà commencé à entreprendre, ou à tout ce qui n’est peut-être encore qu’à l’état de projet mais auquel je tiens déjà beaucoup quand même ! Il ne me semble pas impossible de mener tout ça de front. Même si j’aime beaucoup la musique de Magma, je n’ai pas envie de la pratiquer de manière exclusive, et je reste notamment très attaché à une musique acoustique, au piano acoustique. Je suis en fait plutôt néophyte dans l’électricité ! Et puis je suis aussi très attaché à l’improvisation, qui ne tient pas une grande place dans la musique de Magma.
Ton identité, jusqu’à présent, est celle d’un musicien de jazz. Et tu sais quelle importance revêt pour Christian Vander la musique de John Coltrane. On imagine volontiers que le saxophoniste compte aussi pour toi ?
BR : En effet, sa musique m’a beaucoup marqué. A vrai dire je l’ai écoutée énormément à une époque, et beaucoup moins souvent aujourd’hui, mais chaque fois que je remets un de ses disques, je suis estomaqué ! Il fait partie des musiciens (et même des artistes) auxquels je me réfère sans cesse, même sans y penser, c’est d’ailleurs le cas aussi d’Elvin Jones, dont les innovations rythmiques n’ont toujours pas finies d’être exploitées, étendues… A cet égard, il me semble que Christian est un des musiciens qui prolongent l’héritage d’Elvin, mais dans un sens très singulier.
Nous sommes fin mars 2008 et à ce jour, tu es monté une seule fois sur scène avec Magma, pour un concert à Grenoble. Quelles sont tes premières impressions ?
BR : Bon, comme j’ai un peu traîné à répondre à l’interview, nous sommes en réalité début juin, et j’ai déjà joué cinq fois avec Magma. Comme je l’ai dit plus haut, la musique de Magma est assez différente, notamment dans sa pratique, de celles dont j’avais jusqu’ici l’habitude. Par exemple, j’ai remarqué que la concentration qu’exige cette musique, bien qu’assez conséquente, est très ciblée. En gros, il y a un travail de mémoire, et une attention particulière à porter au rythme (c’est le moins qu’on puisse dire). Et du fait qu’elle soit ciblée, j’ai l’impression qu’on peut aller chercher plus loin dans ses réserves d’énergie : par exemple, jouer la musique de Magma pendant une heure est fatigant, on peut sortir de là en ayant l’impression d’être vidé, d’avoir tout donné, mais en fait on aurait peut-être pu jouer une heure de plus. Ca vient sans doute aussi de l’énergie que Christian lui-même insuffle durant tout le concert. Et puis après cinq concerts, on peut commencer à entrevoir les différentes sensations que peut procurer cette musique d’un concert à l’autre, ce qui fait par exemple qu’un concert est réussi, que cette musique «sonne» mieux ou moins bien d’un soir à l’autre. C’est quelque chose qui n’est pas si facile à imaginer lorsqu’on aborde une musique aussi différente de ce que l’on avait l’habitude de faire.
Je te soumets à un questionnaire piège… Peux-tu, avec le minimum de mots, nous faire le portrait des membres de Magma tel que tu les ressens aujourd’hui ?
BR : Bon, c’est effectivement une question piège, je ne crois pas que j’arriverai à y répondre en peu de mots… Alors je préfère m’abstenir…
Afin de mieux te connaître : quels sont tes musiciens préférés, tes influences (tous styles confondus) ?
BR : Ça change souvent… En ce moment j’aurais envie de citer Paul Bley, Bill Frisell, David Bowie, Jack Dejohnette, Craig Taborn, Bobo Stenson, Paul Motian, Ran Blake, J.S. Bach ou Gyorgy Ligeti… Je suis aussi passé par bien d’autres (que je ne renie absolument pas, mais qui occupent peut-être moins le premier plan aujourd’hui), comme : Bud Powell, Marc Ducret, Joe Lovano, Sonny Rollins, Keith Jarrett, Ornette Coleman, Weather Report, King Crimson, Wayne Shorter, Jim Black, Gerry Allen, Henry Threadgill, Joey Baron, Steve Lacy, les Beatles, Mc Coy Tyner, John Coltrane, Elvin Jones, Herbie Hancock, et évidemment beaucoup d’autres. Mais je ne crois pas qu’il soit abusif, bien qu’ils ne soient pas musiciens, de citer Proust, Dostoïevski, Nietzsche, Céline, Queneau… ou Kurosawa, Kubrick, Eisenstein, Fassbinder… parmi mes influences.
Quels sont tes disques de chevet ou pour l’île déserte ?
BR : Comme pour la question précédente, ça dépend de la date (voire de l’heure) de mon départ… Là, maintenant, j’emmènerais volontiers «Outside» de Bowie, «Hommage to Carla» de Paul Bley, «Where in the World» de Frisell (tiens, je vais me l’écouter dès maintenant d’ailleurs), «Atlantis de Shorter»… Mais de toutes façons, aujourd’hui, tout le monde a un iPod, on peut y mettre beaucoup plus de choses que ça, et ça tient moins de place, n’est-ce pas ?
Quelles sont les musiques actuelles qui t’intéressent ?
BR : Toutes les musiques sont susceptibles de m’intéresser, donc je préfère ne pas citer un genre musical précis, même s’il est vrai que c’est dans le jazz que j’ai le plus souvent trouvé de choses qui me plaisaient. Je crois qu’une constante dans les musiques qui me touchent est qu’elles sont jouées par des «musiciens traditionnels», ou par des musiciens qui «jouent comme des musiciens traditionnels». C’est peut-être à cette condition que les musiciens peuvent «transgresser les règles», puisque justement, elles ne se présentent pas comme telles à leurs yeux. Christian Vander fait par exemple partie, à mon sens, de ces musiciens.
Propos recueillis le 17 juin. Un grand merci une fois de plus à Bruno Ruder pour le temps consacré à me répondre et pour sa grande gentillesse.
PS : le titre de cette note est directement issu de l'interview d'Hervé Aknin. Je n'ai pas hésité un seul instant avant d'adopter cette belle formule !
© Maître Chronique 2008 :
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