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« Il veut s’accoupler » : à propos d’une vidéo attribuée à l’Etat islamique.

Publié le 03 août 2016 par Gonzo

Il y a quelques jours, Sahar Mandour (سحر مندور) publiait dans le quotidien libanais Al-Safir un article commentant une vidéo attribuée par certains à Abou Bakr al-Baghdadi, le dirigeant de l’autoproclamé État islamique. J’en propose cette semaine la traduction, accompagnée, pour une fois, de quelques notes qui m’ont paru nécessaires pour éclairer le contexte. A la fin du billet, un extrait d’une émission de télé à propos de cette même vidéo, qui permet d’entendre quelques moments de la fameuse chanson diffusée en vidéo (mais je ne l’ai pas trouvée dans son intégralité)

« Il veut s’accoupler » : à propos d’une vidéo attribuée à l’Etat islamique.Illustration de l’article dans Al-Safir (image apparemment tirée de la vidéo). Le sous-titre dit : « Je ne te donnerai ni nourriture ni eau si tu refuses de te marier avec moi. »

Sur YouTube et les réseaux sociaux est apparue la vidéo d’une chanson1 où l’on entend la voix d’un homme tandis que défilent des images de femmes drapées de noir, exultant devant une étendue déserte jonchée d’armes au son des paroles : « Je veux m’accoupler2 je veux me marier. » On suppose qu’elles appartiennent à Daesh, ainsi que la chanson dont on dit – mais la chose est difficile à prouver – qu’elle a été écrite par Abou Bakr al-Baghdadi en personne (c’est son côté romantique). On remarque aussi que les mouvements des femmes du clip ne sont pas ceux que l’on pourrait attendre au regard des mots utilisés dans la chanson mais bien ceux qui conviennent à l’esprit de l’Etat islamique « qui se maintient et qui s ‘étend »3.

Un de ces forums particulièrement actif sur internet où l’on parle de choses romantiques dans un étrange mélange d’oursons roses en peluche et de calligraphies coraniques affirme catégoriquement que ladite chanson n’a pas le moindre rapport avec Daesh – ce qui est, là encore, impossible à démontrer. Il la décrit comme « une nouvelle opérette4 sur le mariage qui évoque artistiquement les souffrances des célibataires ». En fait, ce n’est pas une simple chanson mais un « hymne religieux (nashîd) composé par Al-Taher Darwish5 », qui se fait l’interprète de ces souffrances : « Je veux m’accoupler, je veux me marier / Pour soigner mon cœur et ma douleur / Je rêve que je vois mon épousée / Dans une robe blanche comme un astre drapée / Je veux m’accoupler, je veux la chasteté / Pour les épousailles, je ne me tiens pas de joie / Pour l’anneau d’amour glissé à mon doigt / La fête bat son plein et on entend les cris monter / Comme n’importe quel jeune, je veux m’accoupler / Souffrance et solitude est mon célibat / Et je me demande quand cela finira / Attendrais-je la réponse encore longtemps ? / Je veux m’accoupler, je veux des enfants / Mon vœu, ma demande sont pour le Très-Haut / Mon père, ma mère, entendez mon vœu / Et éclairez mes yeux d’une chaste épouse. »

Dans leur effort pour expliquer le succès que rencontre Daesh chez les musulmans d’ici ou de l’émigration, nombreux sont ceux qui évoquent la position de l’organisation vis-à-vis des crises locales ou mondiales, telles que la pauvreté, l’injustice, la marginalisation, le racisme, etc. C’est vrai, très certainement, puisque rien ne naît de rien. Mais l’idéologie islamique ne peut expliquer à elle seule pourquoi certaines personnes se font exploser aux quatre coins de la planète aujourd’hui. Confrontés à l’attractivité de Daesh, d’autres s’écartent de l’actualité pour suggérer un modèle qui renvoie tantôt aux premiers temps de l’islam, tantôt à l’époque pré-islamique, ou encore aux temps médiévaux. Bien que ces deux grandes tentatives d’explication et de catégorisation soient opposées, Daesh n’est en réalité en contradiction ni avec l’une ni avec l’autre car il relève des deux. Quant aux analyses qui évoquent la folie, le déséquilibre, la perversité, le désordre mental, elles jouent le rôle que jouait autrefois l’addiction à la drogue lorsque la théorie était à court d’explication. Si la drogue, le déséquilibre, la « folie » peuvent jouer dans des cas individuels, l’explication n’a de valeur que si elle est suffisamment généralisable. En définitive, Daesh est tout cela à la fois et même davantage car, [comme il est dit dans la chanson,] « il veut s’accoupler, il veut se marier » !

Depuis son apparition, Daesh et ses détracteurs s’accordent sur un point, celui du caractère central joué par la question féminine. L’organisation considère qu’elle rend justice aux femmes tandis que ceux qui la critiquent (partout dans le monde) estiment qu’elle les met en esclavage et se moquent de ces hommes qui meurent par désir des houris du paradis et de ces femmes qui partent à la recherche de relations sexuelles. Une critique qui permet à cette nation tellement heureuse de se dédouaner de sa propre obsession pour les houris du paradis, tantôt au nom des préceptes de la religion, tantôt à la faveur de harcèlements dans les lieux publics (deux attitudes qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre d’ailleurs), tandis que le pouvoir masculin s’impose par l’attitude des hommes, par la loi, par les mœurs dans la société ou encore par la religion, pour faire des femmes une propriété des hommes. Si on leur oppose le droit et l’égalité, ils se justifient avec l’islam, raison suffisante pour réduire au silence ceux qui ne seraient pas d’accord avec cette logique, une logique très accommodante… Cet hymne [chanté sur la vidéo] est-il autre chose qu’un petit ruisseau dans la mer insondable des fatwas sur la copulation, des discussions sur la « liberté » de la femme, des prônes du vendredi et des agressions sexuelles ? Des portraits d’hommes ne recouvrent-ils pas les noms de candidates aux élections6, du Golfe à l’Océan ? Les médias ne débordent-ils pas de fatwas rappelant ce qu’il est permis ou non de faire, avec les invocations adéquates, lors des va-et-vient [intimes : wulûj wa khurûj] ? N’est-ce pas chez nous qu’on publie ces fatwas sur « l’allaitement du collègue », l’accouplement de l’adieu [à l’épouse décédée]7 et la nécessité pour une fillette, passé les six ans, de se voiler devant son père pour qu’il ne la désire pas ? N’est-ce pas cela que nous produisons, et pire encore ? Ne tuons-nous pas des femmes « pour l’honneur » ? La loi ne l’autorise-t-il pas ?8 Ne les compare-t-on pas à des friandises attirantes qu’il faut cacher pour que les mouches n’aillent pas s’y coller ? Ne brodons-nous pas dans nos discours, avec beaucoup de douceur et de persuasion, sur le thème « Mais qu’est-ce qu’elle cherchait ? » ou « Vue la manière dont elle était habillée… » ? Les femmes sont toujours en cause et Daesh n’est qu’une goutte dans un océan.

Franchement, en découvrant cette « opérette », on n’hésite pas un instant à croire qu’elle est l’œuvre de Daesh. Et pourtant, et si ce que dit le forum sur internet était vrai ? S’il s’agissait seulement d’une chanson d’amour parfaitement légitime aujourd’hui ? Sommes-nous vraiment en mesure d’affirmer qu’il s’agit d’une création de Daesh et non pas d’un de nos jeunes dévots ? Qu’y a-t-il de nouveau dans ces paroles si ce n’est un langage un peu direct ? Des mots un peu crus pour parler de l’accouplement ? Au contraire, elle est parfaitement romantique cette chanson, qui se soumet à la loi divine et à l’approbation des parents ! La seule chose nouvelle, c’est qu’elle dit très franchement la souffrance de ne pas pouvoir baiser (ce qui ne manque pas de courage par rapport à notre littérature qui n’évoque le sexe qu’à mots couverts). Faisant de la frustration une douleur, cette chanson appelle follement à la libération d’un jeune homme rêvant à une robe blanche. C’est presque une œuvre d’avant-garde dans le contexte actuel, tout comme ces femmes qui portent les armes dans une étendue déserte au nom des principes qui sont les leurs. Mais un voile mortel ne permet pas de les distinguer ces principes, dans cette chanson chantée par quelqu’un qui oublie les grandes crises du moment pour livrer ses soucis intimes. Des soucis sans nombre, qui justifient le fait qu’il rejoigne Daesh comme il le dit lui-même sans qu’on ait besoin de forcer l’explication : la religion et la colère pour commencer, et puis le sexe et la guerre ensuite. Ce qui, pour nous, passe pour une condamnation de Daesh apparaît, dans n’importe quel numéro de la revue Dabiq9 comme ce qui fait la fierté de l’organisation. Régulièrement celle-ci nous livre ce qui motive ses fidèles, mais nous nous enfermons dans une lecture « inconsciente » de leurs motivations. Pour être juste, il faut reconnaître que les raisons de Daesh se trouvent parmi nous. Et après avoir créé des dizaines d’organisation extrémistes (takfiris) pour aboutir à Al-Qaïda, à l’État islamique et à tous les groupes qui pullulent en Syrie en ce moment, ces raisons en produiront d’autres à l’avenir. Chaque fois que Daesh nous dit « Voilà ce que je suis », nous lui répondons, avec la certitude des vainqueurs, qu ‘il se trompe et qu’il est au contraire [ce que nous affirmons, nous, à son sujet].

Cette confiance, nous baignons en elle, à la fois pour nous protéger nous-mêmes en niant cette barbarie et aussi parce que nous voulons protéger les autorités en place en ignorant les remises en cause, les interrogations, les demandes de changement. Aux uns comme aux autres, Daesh s’adresse, avec tout autant de certitude, et dit : « Je veux m’accoupler ! »

  1. Apparemment, la vidéo aurait été mise en ligne il y a trois ans environ.
  2. J’ai choisi cette traduction pour le mot nikah, un mot qu’on peut traduire aussi par « mariage », en sachant qu’il s’agit de l’aspect charnel dudit mairiage.
  3. Allusion bien entendu au principal slogan de l’organisation
  4. Sur ce genre de vidéos musicales, voir ce billet : https://cpa.hypotheses.org/4287.
  5. Enfait, comme il est précisé dans la vidéo de l’émission à la fin de cet article, Google n’offre aucune information sur ce prétendu auteur.
  6. Allusion à une pratique — mais qui n’existe pas à ma connaissance dans les pays du Maghreb — en vertu de laquelle les rares candidates apparaissent non pas avec leur propre photo mais sous celle de leur tuteur légal, en l’occurrence leur mari.
  7. Allusion à une fatwa — à savoir un conseil juridique qui n’a nullement valeur d’obligation — particulièrement délirante sur l’admissibilité de relations sexuelles avec la dépouille de l’épouse décédée, dans un temps limité tout de même !
  8. Allusion aux « crimes d’honneur » et à la tolérance très généralisée des Codes juridiques comme des tribunaux vis-à-vis des auteurs de ces actes.
  9. La revue, fort bien éditée en anglais et diffusée sur internet, de l’organisation de l’État islamique.

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