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Les dessous politiques d’un emprunt littéraire : Ahmed Chawqi et le ministre saoudien de la Culture

Publié le 05 septembre 2016 par Gonzo
Ahmad_shawqyAhmed Chawqi, accablé à l’avance par la destinée de sa poésie.

À la mi-août, Adel al-Toraifi (عادل زيد الطريفي), le ministre de l’Information et de la Culture en Arabie saoudite, prononçait quelques mots lors d’une rencontre en présence du « prince de La Mecque » (une sorte de gouverneur). Un mois plus tard, on en parle encore sur les réseaux sociaux où l’on se déchire entre soutiens et adversaires de ce jeune loup de la politique.

Annoncés comme étant « préparés » par lui, ce docteur en sciences politiques, ancien rédacteur en chef du quotidien Al-sharq al-awsat et directeur général de la puissante chaîne de télévision Al-Arabiyya, devenu, à 33 ans, le plus jeune ministre de la (relativement brève) histoire du Royaume, a lu au micro quelques vers en l’honneur de son hôte. Hélas pour lui, il est très vite apparu que ces vers de circonstance étaient très visiblement démarqués d’un célèbre poème composé par le « prince des poètes », Ahmed Chawqi (1868-1932).

Très rapidement, les réseaux sociaux se sont fait l’écho de cet emprunt désigné traditionnellement en arabe sous le terme de sariqa (سرقة : littéralement « vol »). Parmi bien d’autres voix, un important critique saoudien, Abdullah al-Ghadhâmi (al-Ghatami, عبد الله الغذامي), a fait part de son étonnement de voir ainsi pillé, par celui qui en a en principe la garde, l’héritage littéraire d’une des plus grandes figures du patrimoine arabe moderne.

Quelques semaines plus tard, l’affaire rebondissait lorsqu’un critique local, Hussain Bafagih (حسين بافقيه ), s’est plaint d’avoir été brutalement écarté du journal pour lequel il avait l’habitude d’écrire, suite à l’intervention du ministre qui n’aurait pas apprécié de se voir traité de plagiaire. Quoi qu’en dise l’intéressé, menteur par ailleurs quand il soutient qu’il n’est en rien la cause de cette mise à pied, le critique affirme que « selon les coutumes littéraires et d’après les critères du vocabulaire critique, les vers [du ministre] ne relèvent pas de la mu’âradha [joute poétique sous forme de pastiche], ni du tadhmin [allusion implicite par enchâssement d’une citation], ni de l’intertextualité, quoi qu’en aient dit certains pour le sortir de l’impasse ». “وبحسب الأعراف الأدبية، وبحسب مقاييس النقد الأدبي ومصطلحاته فإن الأبيات ليست (معارضة)، ولا (تضمينا)، ولا (تناصًّا)، مهما بحث البعض عن (مخرج)”

À nouveau, le très respecté Abdullah Al-Ghadhâmi a jugé bon d’intervenir publiquement, via Twitter comme à son habitude, pour parler d’« un jour triste pour la culture saoudienne, jour dans lequel un auteur est « arrêté » parce qu’il a critiqué un ministre, un ministre qui réprime une voix de la culture pour assouvir une vengeance personnelle »: “يوم محزن لثقافتنا، يتم إيقاف كاتب لأنه انتقد الوزير، وزير الثقافة يقمع صوت الثقافة ثأرا لشخصه” (habilement, al-Ghadhâmi joue sur le mot iqâf, qui signifie à la fois « arrêter », au sens légal du terme, mais aussi « faire cesser », en l’occurrence faire taire le critique tenu à l’écart du journal dans lequel il avait l’habitude d’intervenir).

Ce petit scandale dans le Landerneau culturel saoudien mérite quelques commentaires. D’abord, il a l’intérêt de mettre en lumière une attitude très ancienne – mais encore assez vivante de nos jours, au moins dans certaines sensibilités –, propre à la littérature arabe classique vis-à-vis des « emprunts » faits aux illustres devanciers. Dans une tradition esthétique qui a longtemps privilégié l’imitation plus que l’innovation (et, dans cette dernière, sa capacité à « déborder » légèrement l’héritage des Anciens pour, en quelque sorte, le dépasser tout en se situant dans son prolongement), il est vrai que l’on ne saurait estimer, selon les seuls critères actuels, les notions d’emprunt, de plagiat, d’imitation, de calque, de pastiche et même de « vol » littéraire, notions qui ont presque totalement changé de valeur avec la période de la Renaissance arabe (nahda) introduisant, vers la fin du XIXe siècle, une conception « moderne » de la création, globalement plus fidèle aux canons occidentaux. D’ailleurs, certains défenseurs du jeune ministre saoudien n’ont pas manqué de mettre en avant les règles, parfaitement codées par la critique ancienne, de la mu’âradha, cette joute poétique sous forme de pastiche qui peut être, selon les cas, totale ou partielle.

Dans le même esprit, on remarque aussi combien, en Arabie saoudite comme ailleurs dans la région (sinon davantage par rapport à d’autres pays voisins), l’art poétique continue à charrier d’étonnantes charges symboliques ; la poésie, pour pasticher (à notre tour) la célèbre formule de Durkeim, y est vraiment « un fait social » à part entière. Sur un autre plan, on ne peut manquer d’observer également, une fois de plus, combien les médias sociaux, Twitter en particulier et Internet en général, offrent un espace d’expression qui fait sans doute particulièrement défaut dans un pays où les voix discordantes trouvent peu d’espace où s’exprimer.

Enfin, il est facile de comprendre également que ces débats esthétiques se font le relais d’enjeux politiques, locaux et régionaux. À l’échelle du pays, on note très vite que ceux qui s’en prennent aussi vigoureusement à l’indélicatesse littéraire du jeune ministre de la Culture critiquent en réalité des changements au sein du pouvoir, ceux que mène avec beaucoup d’impétuosité le très pressé Mohammed ben Salmane Al Saoud, vice-prince héritier, à trente ans à peine, d’une puissante monarchie plutôt habituée à la gérontocratie. Sur le plan régional, il est tout aussi manifeste que les critiques acerbes qu’on a pu observer en Égypte sont une manière de répondre à l’humiliation ressentie dans ce pays face à la toute-puissance des rois du pétrole, récemment illustrée par la « cession » (suspendue pour l’instant) de Tiran et Sanafir, au débouché de la mer Rouge. Comme l’ont signalés quelques internautes locaux : ayant « acheté » ces deux îlots stratégiques, peut-être les Saoudiens se sentent-ils également autorisés à « emprunter » sans vergogne les trésors de la culture égyptienne…


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