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A la recherche de Robert Proust

Publié le 08 septembre 2016 par Les Lettres Françaises

51lnjiac0yl-_sx195_La disparition de l’autre témoin et de l’autre acteur de son enfance est un des phénomènes les plus étranges de la Recherche du temps perdu, si l’on pense que la réflexion métaphysique sur le temps qu’implique cette entreprise littéraire est calquée sur la vie « réelle » de son auteur. Or, on le sait, Marcel Proust, non seulement a pris des libertés avec sa propre enfance et sa jeunesse, mais en a usé non sans désinvolture dans la transfiguration de ses modèles : personnes qu’il a, comme dans un rêve, condensées, inversées, déplacées ou modifiées, lieux, métiers, musiques, tableaux, etc. Parfois (comme pour Cabourg ou Illiers) l’inspiration est transparente. Parfois, c’est plus retors : Elstir, Vinteuil, Saint-Loup. Par ailleurs, comme Balzac, Proust avait légèrement décalé l’époque de l’action. Si bien que l’occultation de Robert Proust peut sembler un geste très légitime de la création littéraire.
Sinon que l’enfance étant le seuil de la conscience et la mémoire étant son accès, on comprend que Diane de Margerie, qui a consacré plusieurs essais à cet écrivain qui lui est très familier, ait procédé à une véritable enquête pour résoudre cette énigme. Les fratries qui entourent les écrivains (elle aborde la question de l’autre « couple » célèbre, celui qui est formé par le romancier Henry James et son frère le philosophe William James) posent toujours un problème : qui est redevable à qui ? Qui a formé qui ? Qui est le garant de vérité ? Et la question de la vérité a-t-elle un sens en littérature ? Un livre est-il un procès où doivent venir témoigner tous les acteurs, tous les témoins et toutes les victimes (si elles ont survécu…) ? Y a-t-il un autre juge que l’auteur ?
Mais alors, régnant sur son livre, l’auteur n’est-il cependant pas responsable des effets que produit sa version des faits. Les faits, disait James, dans une préface aux Papiers d’Aspern, ne comptent que pour dix pour cent dans la création d’un livre. Sans aller jusqu’à accuser Proust d’avoir défiguré son enfance en effaçant son frère de ses livres, on peut le soupçonner de n’avoir pas eu l’honnêteté d’analyser son propre rapport au monde. Car la présence de son jeune frère a non seulement accompagné certaines des expériences qu’il a décrites, mais les a modifiées. La première expérience étant, cela va de soi, l’amour de leur mère et l’amour pour leur mère. Etant donné l’importance de cette relation pour la sensibilité de l’écrivain, on peut estimer, en effet, qu’on est, dans cet effacement, à la limite de la malhonnêteté, moins pour ce qui est de la fidélité aux faits que pour ce qui est du mouvement même de la création. Mais, après tout, la mère elle-même est devenue grand-mère dans la Recherche.
L’autre travestissement fondamental est le plus connu : Marcel Proust a transformé Alfred Agostinelli en Albertine, estimant, malgré toute sa typologie des homosexualités, que, pour ce qui est de l’amour, le sentiment était assez universel, pour outrepasser la différence de genre, dirait-on maintenant. Une chose était son tableau des comportements sexuels, dans le réseau social qu’il décrivait, avec les figures centrales de Charlus, de Jupien, de Morel, de Saint-Loup. Autre chose son analyse du sentiment amoureux, et en particulier de la jalousie, qui ne tenait finalement aucun compte du sexe du ou de la partenaire. C’est en cela qu’il visait l’universel, tout en acceptant une véritable classification des types sexuels.
Donc Robert Proust disparaît. Pas tout à fait, répond Diane de Margerie. Car ce prénom de Robert va réapparaître (Robert de Saint-Loup) et son métier (médecin) qui est aussi celui de leur père est fondamental pour l’écrivain, tant dans sa vie personnelle, que dans son œuvre. La maladie est au cœur de l’œuvre.
Diane de Margerie a une œuvre critique importante, mais qui n’est pas vraiment distincte de son œuvre romanesque ou autobiographique. Car d’une à l’autre de ces catégories littéraires, les mêmes thématiques se retrouvent. Et le ton qu’elle adopte pour rédiger ce bref, mais très dense essai, est au fond le même que celui qu’elle emploie pour ses textes intimes. Tout est chez elle affaire d’intimité, encore que ses textes autobiographiques soient eux-mêmes parfois cryptés et transfigurés et qu’elle-même s’autorise des ellipses, des silences, des transfigurations. C’est dire que ce sujet lui tient particulièrement à cœur.
Elle met en exergue une phrase de Robert sur Marcel, phrase qui, en quelque sorte, dédouane l’écrivain de son subterfuge : « Ma jeunesse était enfermée dans son individualité ». Bien sûr, Robert avait compris le projet de Marcel, qui était à la fois celui d’une subjectivité toute-puissante, soumettant à son propre pouvoir et à ses propres limites la perception du monde, et celui d’une tentative d’universalisation, de type philosophique, c’est-à-dire où le « je » dépasse ses caractéristiques déterminées et conditionnées. Ce « je » n’est du reste défini qu’au terme de la totalité des volumes de la Recherche, et il ne s’agit pas seulement du « petit Marcel », mais d’une identité ambiguë, d’un cerveau monumental sur lequel se sont imprimées d’innombrables expériences, allant au-delà des capacités d’une seule vie humaine.
Pour son enquête qui prolonge et approfondit des analyses déjà subtiles, publiées dans Proust et l’obscur (Albin Michel, 2010), Diane de Margerie part d’événements factuels de la vie familiale. Les deux naissances, à deux ans d’intervalle, n’ont pour ainsi dire pas la même mère. C’est bien Jeanne Proust qui a enfanté deux fois. Mais ce n’est plus la même femme quand naît Robert. Car Robert arrive dans un monde dont les angoisses les plus immédiates se sont relativement apaisées. Il va mener une vie plus normalisée, sur le plan sexuel, familial et professionnel. Marcel, et c’est une des thèses de Diane de Margerie, va prolonger l’état maladif de son enfance, qui lui apporte l’isolement bénéfique à la création et à la réflexion. « Horreur de voir son monde mental vidé à travers une porte ouverte ».
Le petit frère lui-même, après avoir été l’intrus dans le royaume d’un seul roi, devient l’œil importun qui relativise le regard du futur auteur, et lui ajoute un doute décourageant. Il devient même, dit l’essayiste, l’archétype de toute rivalité. Celui qui a détruit la préséance familiale (car l’aînesse n’est pas dans les familles un privilège absolu et durable : elle est, plus souvent, une faiblesse, car il suffit d’un rien pour la détrôner et s’y substituer, et la charge de responsabilité est écrasante) devient celui qui symbolise toute compétition.
Diane de Margerie, suivant Proust lui-même, voit dans la création littéraire une échappatoire à une situation familiale intenable où l’on se dispute les faveurs exclusives de l’amour maternel : « un univers asexué, mais dévorant auquel se sacrifier comme sur un autel : celui de l’écriture et, comme Proust le spécifie, celui d’une troisième dimension, celle de la vie intellectuelle ».
Cette « vie intellectuelle » n’est pas le territoire de la seule intelligence. Au contraire. Car l’être « extratemporel » auquel l’écrivain veut parvenir et qui va garantir le caractère sacré de son œuvre a besoin d’autre chose que d’une faculté d’analysé. Comme il a besoin aussi d’autre chose que de l’exactitude des souvenirs. Ce n’est que le processus de la réminiscence spontanée, involontaire et sensible qui permet d’ouvrir ce vaste horizon d’un soi qui s’est détaché du passé et qui, réuni au présent, détermine une autre forme d’existence que celle que les autres perçoivent en nous.
Inévitablement, on semble abandonner le rapport des deux frères (dont on a décrit l’évolution à travers trois photographies qui peu à peu les séparent, comme un œuf double se divise et donne naissance à deux créatures qui se souviennent à peine l’une de l’autre ou du moins qui n’attachent plus leur conscience individuelle à une expérience commune) pour s’intéresser à d’autres caractéristiques de l’œuvre, dont la réflexion sur le temps, sur la perversité et sur l’autre qui est un peu soi. Robert de Saint-Loup est un objet d’analyse idéal, de ce point de vue. Le legs du frère est clair. Mais aussi le personnage rassemble en lui d’innombrables obsessions de l’écrivain autour de la duplicité, du désir, de la rivalité.

L’amitié n’est qu’un masque qui annonce la trahison. Et l’absence du « vrai » frère de Marcel est peut-être au fond ce qui fait échapper Robert à ce caractère éphémère, illusoire, rapidement inversé de tous les sentiments qui parcourent la Recherche. Car s’il avait été un personnage, Robert Proust aurait-il susbsisté au jeu de massacre qu’est la fiction de son frère ? N’était-ce pas pour préserver Robert que Marcel l’écarte de son théâtre et le fait bénéficier d’une sorte d’aura intouchable, seule relation qui est garantie de toute désillusion ? Ce n’est pas seulement un rival qu’il écarte, mais c’est une vie, toujours présente à ses côtés, qu’il protège de son regard assassin. Car la littérature a le pouvoir de tuer, comme le souligne Diane de Margerie. Comme, dit-elle plus loin, la mère est absente de l’œuvre de James « à cause du sens du sacré ».
Revenant à Robert, elle rappelle que certains traits de Cottard ne se retrouvent en lui que si on leur associe des traits psychologiques de Marcel lui-même : brio et maladresse. Et que Robert avait pour « l’anormalité » la même curiosité un peu morbide de Marcel. Que les frères étaient donc liés de façon peut-être encore plus troublante (comme le sont Henry et William dans la connaissance de la psychologie, par des moyens différents, la philosophie comportementale et la littérature) par leurs goût des monstruosités et leur souci de classification. Le personnage extravagant du Docteur Pozzi (dont John Sargent a fait un célèbre portrait) aurait influencé à la fois Robert et Marcel, l’un pour sa formation strictement médicale et l’autre pour sa conception de Charlus et de Cottard, à nouveau. Il y a une autre fratrie capitale dans la Recherche, celle de Charlus précisément et du duc de Guermantes.
L’effacement ou refoulement de Robert trouve une autre explication, développée dans les chapitres sur la médecine : ce vaste sujet, souvent traité par les proustiens, est le corrélatif de celui de la mort. Le frère serait, comme le père, parce que détenteur du savoir médical, doté d’un pouvoir de vision sur ce qui nous échappe : notre mort. Il aurait une position particulière dans son rapport au corps et au temps, et nous projetterait dans un avenir auquel l’écrivain n’a pas accès, car cette science du futur détruirait l’imagination.
Dans les dernières pages du livre, c’est un autre Robert qui se révèle. Le Robert d’après la mort de Marcel qui dans son agonie prononça son prénom avant de se taire à jamais. Robert fut donc l’héritier. Le collectionneur Jacques Guérin devait raconter comment le hasard (une crise d’appendicite) l’avait mis en contact avec le chirurgien célèbre qui l’avait opéré et il avait aperçu, dans le cabinet de Robert, les carnets de Marcel, dont l’écriture lui était connue. Il avait ainsi récupéré certains textes qui avaient échappé à l’autodafé décidé par Marthe, la femme de Robert auquel elle a hélas survécu.
Il y a une page qui confirme le caractère rare de cet essai. L’auteur révèle qu’une de ses cousines est la petite-fille de Robert et qu’elle possède son masque mortuaire « masque à la patine magnifique, d’une face un peu bouffie, mais apaisée ». Elles parlent avec, près d’elles, le masque « mollement posé, à côté de nous, sur le capapé ». Et Diane de Margerie est troublée de cette soudaine proximité physique au-delà de la mort, qui est plus qu’un symbole, la confirmation d’une nécessité secrète, une « intrication toute proustienne dans les événements qui entourent l’œuvre ».

René de Ceccatty

A la recherche de Robert Proust, de Diane de Margerie
 Flammarion, 162 pages, 16€.


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