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La neutralité du Net et la « troisième intifada »

Publié le 05 octobre 2016 par Gonzo
fcebookpalestineLogo de la campagne palestinenne appelant au boycott de Facebook (voir à la fin du billet).

Que faut-il penser de l’efficacité des réseaux sociaux en tant qu’outils de mobilisation politique ? L’exaltation un peu naïve qui a accompagné les événements du « printemps arabe » est manifestement largement retombée. La complexité de bien des soulèvements, en Syrie notamment, et peut-être plus encore la manière dont l’État islamique utilise lui-même les médias en ligne, incitent désormais à davantage de prudence.

Alors qu’il était resté pendant très longtemps un « trou noir » sur la carte des théories de l’internet, on remarque malgré tout que le Moyen-Orient arabe reste un étrange « laboratoire » des conséquences géopolitiques de l’essor des techniques numériques. Plus que jamais, cette région dévastée par les affrontements entre grandes puissances internationales et régionales sert de terrain d’expérience pour les grandes manœuvres des cyber-guerres de demain. Le conflit israélo-palestinien ne fait pas exception.

Pour nombre d’activistes palestiniens, la partialité des majors opérant sur les réseaux sociaux est connue de longue date (voir ce billet d’avril 2011 où était évoquée, entre autres exemples, la fermeture par Facebook de pages appelant à une troisième intifada). Cette réalité maintes fois démontrée ne les a pourtant jamais détournés, du moins jusqu’à présent, d’utiliser les réseaux sociaux pour faire entendre leur voix. Avec succès d’ailleurs puisque leur présence sur les réseaux est manifestement devenue une gêne, voire une menace, pour l’État israélien lequel, depuis un ou deux ans, s’est lancé dans une efficace contre-offensive.

C’est à mon sens vers le milieu de l’année 2014 que la montée en puissance des voix (pro)palestiniennes sur les réseaux sociaux est devenue pour la première fois aussi visible, en particulier lors d’un événement passé relativement inaperçu à l’époque. En réponse à une déclaration de Benyamin Netanyahou affirmant que le Hamas ne jouissait d’aucune popularité dans le monde arabe, des militants lancèrent alors une campagne pour promouvoir le hashtag « Nous sommes tous Hamas » (#كلنا_حماس). L’opération fut couronnée de succès puisque le mot-dièse, avec le soutien du très puissant contingent d’utilisateurs saoudiens, devint un moment la « tendance la plus populaire » sur l’ensemble des flux mondiaux de Twitter.

Autre exemple d’une campagne réussie (tout en recevant très peu d’échos en dehors du monde arabe), celle qui fut déclenchée une année plus tard, en avril 2015, en solidarité avec les prisonniers palestiniens. Dans ce cas, il était demandé aux utilisateurs de Facebook d’adopter pour leur profil une icône dénonçant les prisons israéliennes. De même, les multiplications d’attaques individuelles à partir de l’automne 2015, en prélude à ce que certains Israéliens nommaient déjà la « troisième intifada », mit en lumière, là encore, le rôle des « médias sociaux en tant qu’arme de la Résistance » avec, en première ligne, nombre de femmes activistes, véritables « icônes de la scène virtuelle ».

Mais c’est la guerre de Gaza, en juillet et août 2014, qui offrit la preuve la plus significative des succès palestiniens sur le terrain des luttes numériques . Grâce aux témoignages qu’ils transmirent à l’opinion mondiale, les Palestiniens, comme le titra alors un reportage de Channel 4 (Israel is losing the social media war over Gaza), étaient en passe de gagner la bataille de la communication. Un point de vue que défendit elle aussi Nadine Kanaan dans un article publié à l’époque dans Al-Akhbar sous le titre « Israël a perdu la guerre sur les médias sociaux (إسرائيل خسرت الحرب على السوشال ميديا).

Dans le camp opposé, le phénomène n’était pas passé inaperçu mais, en dépit des efforts pour embrigader la société « civile » avec la mobilisation de véritables bataillons de volontaires étudiants, les militaires israéliens ne purent que constater qu’ils n’arrivaient pas à faire le poids, au regard de la masse des soutiens locaux et internationaux à la cause palestinienne. Dès lors il semble bien qu’ils aient opté pour une autre stratégie, expérimentée de longue date elle aussi (par exemple lors de la fermeture, deux jours seulement après son ouverture, de la page officielle du Hamas sur Facebook), celle de l’action directe sur les acteurs industriels des réseaux sociaux.

À l’automne 2015, alors que de plus en plus de jeunes Palestiniens étaient condamnés à des peines de prison ferme en raison de posts sur leur page Facebook (références ici et là), une « ONG » israélienne, le Israel Law Center, appelait à un recours collectif (class action) contre Facebook, accusé « d’inciter à la violence contre les Israéliens ». De fait, au début du mois de juillet dernier, cinq familles étasuniennes engageaient une procédure juridique par laquelle ils réclament à Facebook un milliard de dollars de dommages et intérêts pour avoir « sciemment fourni un soutien matériel et des ressources au Hamas (…), facilit[ant] la capacité du groupe terroriste à communiquer, recruter des membres, préparer et lancer des attentats, et semer la peur chez ses ennemis ».

Parallèlement, les officiels israéliens ont multiplié les contacts avec les principales sociétés de l’internet. En novembre 2015 par exemple, Tzipi Hotovely, ministre déléguée aux Affaires étrangères, rencontrait des représentants de Google et de YouTube pour les convaincre de lutter contre « l’incitation à la violence et au terrorisme ». Bien qu’Ayelet Shaked, ministre de la Justice, ait affirmé lors d’un déplacement en Hongrie en juin 2016 que Facebook et Twitter retiraient 90 % des posts incitant à la violence contre Israël, il faut croire que ces mesures n’étaient pas suffisantes puisque, quelques semaines plus tard, elle annonçait la préparation d’un projet de loi permettant l’ouverture de poursuites légales contre les plateformes de médias sociaux si les contenus « incitant au terrorisme » n’étaient pas retirés dans les 24 heures suivant leur dénonciation. Gilad Ervan, le ministre israélien de la Sécurité, faisait encore monter la pression en accusant Mark Zuckerberg, le patron du « monstre Facebook », d’avoir « du sang sur les mains » après avoir « saboté le travail de la police israélienne ».

Sans grande surprise, on constate que l’action des deux ministre a rapidement porté ses fruits puisque des représentants de trois géants de l’industrie des médias sociaux (Facebook mais aussi YouTube et Google) se sont rendus en Israël pour des discussions. Manifestement sensibles aux arguments de leurs interlocuteurs qui mettaient en avant le fait que des mesures draconiennes avaient été prises avec succès [???] contre les propagandistes jihadistes, les industriels de l’internet ont signé, le 14 septembre, un accord dont on ne connaît pas la teneur exacte mais qui, semble-t-il, satisfait « à 95 % les demandes israéliennes ».

Les résultats ne se sont pas fait attendre puisque, depuis, le ministère de la Justice a déjà demandé – et obtenu – la fermeture de plus d’une centaine de comptes personnels. Certes, il insiste bien à chaque fois pour affirmer que la censure concerne n’importe quelle incitation à la violence, en précisant par exemple que les demandes de fermeture, en 2015, avaient touché 120 Palestiniens mais également 50 Israéliens (sans dire toutefois combien il y avait de citoyens arabes parmi eux). Il n’en reste pas moins qu’il n’a fallu que quelques jours pour qu’on assiste aux premières « erreurs ». Dans leur zèle de néophytes, les responsables de Facebook ont ainsi coupé l’accès aux pages d’une bonne trentaine de journalistes palestiniens travaillant pour des sites d’information (re)connus tels que Shehab lil-anbâ’ (6,3millions de « likes »), Shabakat al-Quds al-ikhbâriyya (5,1 millions) ou encore Wikâlat Safâ (1million)…

Devant les protestations, Facebook a fait machine arrière et réactivé les pages occultées en présentant des excuses pour cette « erreur technique »… Il n’en reste pas moins que la ligne est désormais bien dessinée : en plus de la « classique » répression déjà fort ancienne, au moyen de très nombreuses condamnations à des peines pouvant aller jusqu’à plusieurs mois de prison à l’encontre de journalistes – ou même d’individus sans opinions politiques très déclarées – « coupables » d’avoir utilisé des mots tels que martyrs ou intifada, l’État israélien compte bien sur l’étroite collaboration des géants du Net pour réduire autant que possible la diffusion du point de vue de la résistance palestinienne sur les réseaux sociaux.

Face à cette collusion entre puissants, quelles sont les armes des Palestiniens ? Pour l’heure, la seule réponse, peu suivie par ailleurs, a pris la forme d’un appel au boycott de Facebook d’une durée de deux heures, le dimanche 25 septembre…


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