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Emily St John Mandel, Station Eleven

Par Ellettres @Ellettres

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« L’arrivée de la pandémie en Amérique du Nord avait été annoncée pendant qu’il était encore dans les airs. Encore une chose difficile à expliquer des années plus tard : jusqu’à ce matin-là, la grippe de Géorgie avait semblé très lointaine, surtout si on n’était pas branché sur les réeaux sociaux. Clark, qui ne suivait pas l’actualité de très près, n’avait vraiment entendu parler de la grippe que la veille de son vol, en lisant un bref article sur la mystérieuse apparition d’un virus à Paris, où il n’était pas du tout précisé que le phénomène prenait les proportions d’une pandémie. Mais maintenant, à la vue des évacuations trop tardives des grandes villes, des émeutes devant les hôpitaux de trois continents, du lent exode qui obstruait les routes, il regretta de n’y avoir pas prêté davantage attention. » (p. 331)

Les temps qui courent sont propices aux récits apocalyptiques, mais ce qui est intéressant dans l’apocalypse, c’est ce qui se passe après. Nous sommes donc transportés sur une scène de théâtre à Toronto au cours de la représentation du Roi Lear, un jour qui pourrait être aujourd’hui. Arthur Leander, l’acteur interprètant Lear, meurt sur scène dans la plus pure tradition poqueline. Quelques jours après, une grippe foudroyante s’abat sur l’humanité, tuant la majorité de la population, et laissant un monde dévasté. Mais en l’An 20 après la catastrophe, des petites colonies se sont réorganisées en Amérique du Nord, sans électricité, sans eau courante, sans tout ce high tech qui structure nos vies à un degré inimaginable. Une petite compagnie théâtrale, « la Symphonie itinérante », donne des représentations de Shakespeare de village  en village, telle une troupe médiévale, « parce que survivre ne suffit pas » selon la devise qu’elle a emprunté à Star Trek. Dans cette compagnie se trouve la jeune Kirsten Raymonde, qui avait joué enfant dans le Roi Lear, le soir même où Arthur Leander mourut et où la fin du – ou d’un – monde commença.

Je le dis tout de suite avant d’oublier : ce livre est mon coup de cœur de la rentrée littéraire (et même de l’année). Il entrelace les destins de plusieurs personnages sur des décennies, ce qui comporte une indéniable part romanesque. Mais il fait bien plus qu’un banal roman d’anticipation. L’auteur réussit à nous montrer les prodiges de technologie qui nous environnent, dont nous ne nous rendons même plus compte, et sans lesquels nous serions bien perdus. Tout cela compose une ode un peu nostalgique à la fragilité de notre civilisation, mais aussi à la force de notre instinct de survie et à la place que peut tenir l’art dans une société qui a tout perdu (et qui ne peut même plus s’appeler « société » au singulier d’ailleurs). Les écrans d’ordinateurs et autres smart-phones, que la jeune génération née après la catastrophe ne connaît pas autrement que noirs, se retrouvent dans les rayons d’un « Musée de la civilisation » dédié à tous les objets du monde d’avant devenus inutiles. Il y a donc aussi une indéniable part de poésie dans ce roman.

En lisant « Station Eleven », j’ai pensé aux excellents roman « Malevil » et « Madrapour » de Robert Merle : même contexte de catastrophe, ou de perte identitaire, même situation d’étrangeté et d’inconnu qui nous fait interroger « Et comment réagirais-je dans un monde déchu ? », même situations de huis-clos communautaires… On ne coupe pas aux scènes de désintégration du lien social, l’auteur évoque avec brio l’arrêt en chaîne des fonctions vitales d’un pays, mais elle a l’intelligence d’évoquer « l’année 0 » de façon fragmentaire, à travers le vécu et les témoignages de quelques survivants, à l’échelle d’un monde qui a perdu le logiciel de la mondialisation. L’alternance de récits de « l’avant » et de « l’après » donne le vertige et la mesure du changement irrémédiable, qui a le mérite d’être de plus parfaitement plausible : après tout, un virus un peu plus malfaisant que les autres, ce n’est pas si difficile à imaginer après Ebola et « la grippe mexicaine » n’est-ce pas ? Mais le monde d’après, bien que plus épuisant physiquement, n’est pas exempts de joies et de promesses.

« L’une des grandes questions scientifiques, au temps de Galilée, avait été de savoir si la Voie Lactée était composée d’étoiles distinctes. Impossible d’imaginer, à l’ère de l’électricité, que ce problème ait pu se poser un jour mais, à l’apoque de Galilée, le ciel était une vaste étendue de lumière – et c’était exactement la même chose à présent. L’âge de la pollution lumineuse était arrivé à son terme. Cette brillance inhabituelle signifiait que le réseau lâchait, que l’obscurité envahissait la Terre. J’ai connu la fin de l’électricité, se dit Clark. Cette pensée lui fit courir des frissons dans le dos. » (p. 359)

« Station Eleven » tire son titre d’une bande dessinée, créée par l’un des personnages, qui raconte aussi la fuite d’un petit groupe d’homme dans une station spatiale après la dévastation de la terre (dans la veine de Ray Bradbury). Ce récit dans le récit lui offre un contrepoint intéressant et un fil rouge, car l’objet même de la bande dessinée se retrouve entre les mains de plusieurs personnages, et tisse des liens entre eux.

Le traitement un peu expéditif qu’offre l’auteur à la religion dans le monde d’après l’apocalypse est le seul minuscule bémol que je trouve à ce roman marquant et remarquablement bien construit.

Je le recommande donc !

« Station Eleven » d’Emily St John Mandel, Payot Rivages, 2016, 480 p.


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