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Salon de thé #5 : faux freelances, temps qui passe, France Culture

Publié le 20 octobre 2016 par Teazine
Salon de thé #5 : faux freelances, temps qui passe, France Culture La Mer du Nord (-M)
Chaque quinzaine, TEA vous propose d'aller au Salon de thé, où l'on discute une petite sélection de liens qui nous ont intéressées dernièrement, ce qu'on a aimé ou encore ce qu'on a redécouvert. C'est totalement non exhaustif et arbitraire, et c'est ça qu'on aime. Bisous.
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"Devenez votre propre patron" et autres conneries
Ces derniers temps, je cogite énormément à propos de ma situation professionnelle et surtout de mon statut. Voyez-vous, je suis journaliste indépendante, ou freelance, ou auto-entrepreneuse, choisissez votre terme préféré. En gros, je suis ma propre entreprise et je fais des factures au journal pour lequel je travaille. C'est moi qui paye mes cotisations sociales, fais ma comptabilité, etc. En tant que chef d'entreprise, je n'ai pas droit aux congés payés, si je suis trop malade pour aller travailler, je ne gagne rien, si du jour au lendemain, le journal ne veut plus de moi, je ne pourrai pas toucher le chômage. Ce ne sont que des exemples des acquis sociaux auxquels je n'ai pas droit. Pourtant, je travaille tous les jours pour la même entreprise, j'ai des sortes d'obligations envers elle comme n'importe quel salarié en a. Mais je n'ai pas le statut, et donc les droits, d'une salariée. Et mon cas est loin d'être unique évidemment, la plupart de mes jeunes amis journalistes sont aussi ce qu'on appelle en Belgique de "faux indépendants", qui travaillent pour la même boîte. On nous explique que c'est comme ça au début, que ça coûte trop cher de nous salarier, que le monde des médias est en crise, qu'on devrait déjà être contents d'avoir du boulot et de vivre d'une activité aussi bouchée, que si on n'est pas content, on peut partir, ça se bouscule derrière pour prendre notre place.  Et loin de moi l'idée de m'apitoyer, j'aime faire partie d'une rédaction, avoir de chouettes collègues, apprendre chaque jour une foule de choses en reportage, rencontrer des gens sur le terrain, faire le métier dont j'ai toujours rêvé et, effectivement, gagner assez pour subvenir à mes besoins sans l'aide de personne. Reste que je ressens un sentiment profond d'injustice, pour toute cette jeunesse corvéable à merci, qui n'ose pas l'ouvrir de peur de perdre son "poste", qui, sous prétexte de crise, doit accepter des conditions inacceptables, un statut ultra précaire, un avenir plus qu'incertain. Tandis que les patrons sont assis tranquillement dans le fauteuil de leur beau bureau vitré, au sixième étage. On vire de vieux salariés car ils coûtent trop chers, on les met en retraite anticipée, et on les remplace par de jeunes faux indépendants, qui ne sont pas payés à la hauteur de leur travail et de leur qualification. Pas assez d'argent pour embaucher... J'imagine que je ne vous apprend pas grand chose. Si tous les journalistes faux indépendants décidaient de ne pas se pointer un jour au boulot, les journaux du lendemain seraient réduits à peau de chagrin, en Belgique francophone tout du moins. J'ignore la situation de l'autre côté de la frontière linguistique et de l'autre côté des frontières tout court. Je sais aussi que j'ai ma part de responsabilité : j'ai accepté ce deal, je ne fais rien pour tenter de changer les choses. Je n'en ai pas le courage. Pourtant, la loi belge condamne le recours à de faux indépendants, qu'elle qualifie de "fraude sociale qui porte gravement préjudice à la solidarité sur laquelle repose tout le système de la sécurité sociale belge".  Et depuis que je pense de plus en plus à ce statut bâtard, je me rends encore plus compte de l'omniprésence de ces messages à la con, qu'on nous assène à longueur d'émissions politiques et économiques. "Devenez votre propre patron", "créez vous-même votre emploi"... La dernière fois, je fumais tranquillement au pied d'un immeuble de verre quand mes yeux se sont arrêtés sur l'affichette en face de moi. On y voyait un jeune homme tout sourire, avec des lunettes branchées, une petite chemise, et la mention : "Je suis mon boss ! - suivez nos ateliers d'aide à la création d'une activité indépendante". J'ai pensé à la tête du gars quand il recevrait la note de paiement de ses cotisations sociales. J'étais dégoutée. Mais il y a de l'hypocrisie partout. L'association des journalistes professionnels de Belgique, par exemple, clame haut et fort vouloir lutter contre les faux indépendants et appelle les grandes entreprises médiatiques à requalifier leurs indépendants en salariés. Dans le même temps, elle accorde en fermant les yeux des cartes de presse à des journalistes, comme moi, alors qu'ils voient très bien, dans nos pièces justificatives, que nous n'avons qu'un seul "client". Moi-même, j'ai pu encourager ce genre de pratiques à plusieurs reprises. Quand j'utilisais UberPop, à l'époque où cela existait encore à Bruxelles par exemple, parce que ça me coûtait moins cher qu'un taxi pour rentrer ivre chez moi. On nous fait croire que tous les jeunes rêvent d'être freelances, de devenir leur propre patron. Mais une enquête internationale de Manpower parue plus tôt cette année indiquait que le rêve de 87 % des jeunes de la génération Y (j'ai honte d'écrire cette expression) était d'avoir la sécurité de l'emploi. Si on va dans des carrières de freelance, c'est surtout par défaut, parce qu'on ne pense pas pouvoir trouver mieux. C'est d'autant plus vrai dans les milieux populaires, chez les personnes qui n'ont pas de grands diplômes ou n'ont pas le "bon profil", parce qu'issues de l'immigration, ayant fait de la prison, etc. Ce qui m'amène à cet article sur Slate, publié en août, sur l'étude d'une ethnologue française, Fanny Parise, à propos des chauffeurs Uber de Paris et de sa banlieue. S'il n'y a pas forcément de grandes surprises dans ses observations et conclusions, cela vaut quand même la lecture. Il est notamment intéressant de remarquer qu'Uber, comme d'autres, participe à ce que l'auteure appelle "le paradoxe du capitalisme banlieusard". "En voulant s'émanciper de leur carcan socio-culturel, ils (les chauffeurs Uber) se retrouvent propulsés au sein d’une nouvelle logique sociale où les différences de classe sont (encore) plus marquées. Ils perdent les bénéfices sociaux de la banlieue : entre soi, consommation collaborative et gestion de la solidarité à l’échelle de proximité, au profit d’une mixité sociale qui leur renvoie brutalement leur impossibilité de s’élever socialement". Aujourd'hui, le premier secteur de création d'entreprise dans la banlieue parisienne, ce sont les VTC. En faisant des recherches pour cet article déjà trop long, je suis tombée sur cette initiative ultra intéressante dont je n'avais pas eu écho, et dont traite l'Obs. Un collectif de coursiers à vélo s'est créé sur Paris pour demander enfin une requalification de ces faux indépendants et pourquoi pas plutôt s'organiser en coopérative. Son créateur parle de lutter contre "cette ubérisation qui nous ramène à Germinal". En tant que grande lectrice d'Emile Zola, je ne peux qu'apprécier. -
Salon de thé #5 : faux freelances, temps qui passe, France Culture Parc du Bic, Québec (-AV)
Des émissions radio sur le féminisme et les frontières
Depuis plusieurs mois ou années, nous apprécions de plus en plus les écoutes d'émissions de radio. C'est un réel plaisir d'apprendre un tas de choses en se laissant guider par les seules voix de journalistes et d'intervenants et les sons d'ambiance. C'est une autre façon d'accéder à l'information, qui complète bien les lectures. Et puis il y a une foule de productions de qualité, sur des sujets variés. Ces dernières semaines, on a surtout accroché à deux émissions, sur France Culture, qui fait décidément vraiment de bonnes choses.
- La première est en fait un volet d'une série réalisée sur le féminisme intitulé : "Ne nous libérez pas, on s'en charge" sur le féminisme post-colonial. C'est la seule que j'ai écoutée mais il me semble intéressant de vouloir montrer en plusieurs épisodes la diversité des sujets et surtout les multiples aspects de la vie qui sont altérés par des relations de pouvoir et d'oppression. En plus, consacrer 5 x 1h48 d'antenne aux personnes directement concernées, c'est plutôt cool. Donc j'écoutais les interventions des militantes au sujet du "féminisme post-colonial" dans la cuisine de ma maman et là, on dirait qu'elle a comme réalisé quelque chose au moment où une madame expliquait le fait que non, il n'y a pas de contradiction entre ses actions militantes et le fait de choisir de porter le voile. Maman a dit un truc du genre "ah oui, pourquoi on la laisserait pas faire ce qu'elle veut". Ça semble basique mais ça m'a marquée. Même si maman n'est de loin pas étrangère aux sujets du féminisme, on dirait que c'est en entendant une femme s'exprimer pour elle-même qu'elle a lâché cette remarque. Et ça c'est crucial. La place de cette parole-là. (Au passage, il y a aussi Amandine Gay qui prend part à l'émission et je vous encourage fortement à aller checker ici les scènes coupées de son film Ouvrir la Voix qui sortira en décembre - et pourquoi pas de participer à son crowdfunding). - La deuxième émission marquante est issue d'une série en quatre parties sur les frontières. Le dernier chapitre, diffusé pour la première fois mi-septembre et qui m'a été recommandé par un ami, traite d'un sujet qui m'est cher : la Belgique. Et plus particulièrement, la frontière linguistique en Belgique et les phénomènes sociétaux, culturels, politiques qui en découlent. C'est intéressant pour des personnes vivant en Belgique ou familiarisées avec la question, mais aussi une très bonne introduction pour ceux qui ne savent pas vraiment de quoi il en retourne et savent juste vaguement que dans ce petit pays, il y a des francophones et des Flamands néerlandophones. La frontière linguistique existe réellement et a été instaurée en 1963, séparant le pays en deux : la Flandre et la Wallonie, avec au milieu Bruxelles, région au statut bilingue. Entre tout ça, encore beaucoup de questions, et une fracture qui semble s'installer toujours plus, à tel point que les deux parties du pays ont de moins en moins de références, culturelles notamment, communes. Passionnant. -AV&M
Salon de thé #5 : faux freelances, temps qui passe, France Culture Nénette
Le temps qui passe, dans un beau livre
Pour le regard, pour cultiver son acuité, j'ai beaucoup aimé Les Années de Annie Ernaux. Le livre commence par une énumération d'anecdotes. Pas vraiment des anecdotes, en fait, des bribes de vécu, des petites choses en apparence anodines. Genre la madame qui sort du tram pour donner des croquettes au chat allongé sur le banc devant la boucherie fermée. Tous deux ont l'air de bien connaître le petit rituel. Ce genre d'observations. Puis, Annie Ernaux raconte ce qu'a été sa vie jusque là, à la troisième personne. Une mise à distance sans prétention, plutôt pour faire transparaître la banalité du sujet, autant que sa spécificité, son individualité. Les années passent et elle traverse l'enfance, les études, le mariage, le divorce, les enfants devenus grands en même temps que l'après-guerre, mai 68, les politiques porteuses d'espoirs et les présidents qui déçoivent, les sorties de films, l'arrivée de nouvelles technologies. Tout ça est entrelacé et l'on observe ce vécu de l'intérieur, "tout ce qui est présent et qui ne semble pas avoir de sens au moment où on le vit" résume l'auteure dans un super entretien. Je pense que c'est spécifiquement ce qui m'a touchée dans ce livre, on s'identifie, on s'émeut, on respire, on se reconnait. J'aimerais vraiment réussir à le décrire sans que ça paraisse niais - franchement, je pense que tu devrais le lire - à mon sens Annie Ernaux a vraiment une belle façon de faire comprendre comment les événements imprègnent une personne et ce que ça fait, le temps qui passe. Son regard est à la fois critique et bienveillant. En même temps, une réflexion sur l'écriture, le désir autant que sa capacité à exprimer le passé traverse le livre. Un rapport aux mots comme à des outils qui rendent les choses racontées moins vaines. En gros, c'est un livre qui fait réfléchir sur l'histoire, sur l'individu, sur les relations entre les personnes, sur l'écrit et c'est super beau. Extrait : -AV
"Ce qu'elle prend pour de vraies pensées lui vient quand elle est seule ou en promenant l'enfant. Les vraies pensées ne sont pas pour elle des réflexions sur les façons de parler et de s'habiller des gens, la hauteur des trottoirs pour la poussette, l'interdiction des Revenants de Jean Genet et la guerre au Vietnam, mais des questions sur elle-même, sur l'être et l'avoir, l'existence. C'est l'approfondissement de sensations fugitives, impossibles à communiquer aux autres, tout ce qui, si elle avait le temps d'écrire, elle n'a même pas celui de lire -, serait la matière de son livre. Dans son journal intime, qu'elle ouvre très rarement comme s'il constituait une menace contre la cellule familiale, qu'elle n'ait plus le droit à l'intériorité, elle a noté "Je n'ai plus d'idées du tout, je n'essaie plus d'expliquer ma vie" et "je suis une petite-bourgeoise arrivée". Elle a l'impression d'avoir dévié de ses buts antérieurs, de n'être plus que dans la progression matérielle. "J'ai peur de m'installer dans cette vie calme et confortable, d'avoir vécu sans m'en rendre compte". Au moment même où elle fait ce constat, elle sait qu'elle n'est pas prête à renoncer à tout ce qui ne figure jamais dans ce journal intime, cette vie ensemble, cette intimité partagée dans un même endroit, l'appartement qu'elle a hâte de retrouver quand le cours finit, le sommeil à deux, le grésillement du rasoir électrique le matin, le conte des Trois Petits Cochons le soir, cette répétition, qu'elle croit détester et qui l'attache, dont un éloignement momentané de trois jours pour passer le Capes lui fait sentir le manque - tout ce qui, quand elle en imagine la perte accidentelle, lui serre le coeur."

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