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Armature d’Hervé Beuze, une histoire de l’homme

Publié le 02 novembre 2016 par Aicasc @aica_sc

Armature, exposition-installation visible jusqu’à fin décembre 2016 à la Fondation Clément a été l’occasion pour moi de me plonger dans l’œuvre du plasticien Hervé Beuze. Son cheminement,  ses questionnements et matériaux de prédilection. Son affinité avec l’installation. Son rapport particulier à la mémoire. Sa préoccupation constante avec la mise en relation de l’histoire et du présent, dans une perspective tournée vers l’avenir. Une œuvre à la fois toute en puissance, dans le corps à corps qu’on devine violent et jouissif avec le matériau et toute en finesse, dans l’appréhension des rapports aussi bien entre des volumes et des lignes, qu’entre les forces qui quadrillent l’espace et le temps. Ce sont là des qualités plastiques et conceptuelles qui s’expriment clairement dans la suite de couples mythiques alignés par l’artiste comme dans une procession dans la nef de la Fondation.

Armature , vue d'ensemble

Armature , vue d’ensemble

 

Comme dans un conte, les géants de Beuze, partent du commencement, la genèse, passent par des péripéties (liberté, résilience, digenèse), arrivent au dénouement, couple-fleur, et se connectent pour toujours au monde. C’est un découpage qui me convient pour parler de ses presque 20 ans de création :

Genèse : les pièces du début de sa carrière

Mémoire (Liberté, résilience, diagenèse) : l’épine dorsale de son travail – l’histoire, le travail en prise avec la réalité socio-politique de l’île,

Fleur, fleur : le « faire » dans sa pratique sculpturale et d’installation, le corps humain

Connected : une ouverture de perspective vers des résonances de son œuvre avec d’autres artistes.

 La Genèse

Hervé a grandi près de la mer, environnement qui va marquer sa façon d’appréhender le monde et créer des habitudes qui vont se retrouver bien d’années plus tard dans son vocabulaire plastique. Par exemple, fasciné par les nasses, il les incorporera souvent dans son travail.  Ainsi dans Genèse (1997), qui portait déjà le nom du premier couple d’Armature, on trouve coquillages, morceaux de lambis et coraux pris dans un grillage en métal, comme dans une nasse. Aussi l’habitude de collecter sur le chemin de la plage toute sorte de choses, pour fabriquer d’autres  objets,  se retrouvera également dans sa pratique artistique (récupération/ détournement/ réutilisation).

Les œuvres de jeunesse des artistes contiennent souvent en puissance ce qu’ils vont développer par la suite, car elles sont les prémices, sous forme d’insight, de la question qui est leur véritable signature. Dans chaudron, de 1992 on trouve déjà son matériel de prédilection, le métal, ses gestes artistiques, marteler, plier, ficeler, ligaturer, assembler , sa préoccupation avec l’histoire, son intérêt pour le corps. Simple colonne en métal, Chaudron est pourtant organique.  Martelée jusqu’à obtenir ce qui est comme de la chair…. on y sent le corps, un corps  martyrisé, contraint, ficelé.

Chaudron 1992

Chaudron
1992

 

De même, son installation devant le fort Delgrès, en Guadeloupe, L’allégorie d’une bataille ou la mort de Delgrès (2000), inspirée de la Bataille de San Romano de Paulo d’Ucello, présente une  forêt de flèches rouges en ti-bois transperçant des cerfs-volants. Et son installation Melting boat a aussi un ADN estampillé Beuze : le titre qui est un commentaire ou indication de lecture. Et ce qui rend ses installations aussi intéressantes : la capacité de l’artiste de prendre appui sur les lignes de force d’un lieu pour l’investir. Ce sont 15 mètres de long, 3 de haut, 3 de large, devant l’église de Grande Rivière. A peine suggérée par quelques fils et très peu de matière, l’embarcation répond au bateau inversé du plafond de l’église. Fragilité et précarité de la traversée humaine  versus solidité du bâtiment religieux. Des lignes qui esquissent  le bateau partent d’autres lignes, comme sur une carte, comme pour signaler un itinéraire, tout en reliant l’île aux quatre coins du monde.

allegorie-dune-bataille-ou-la-mort-de-delgres-installation-guadeloupe-2000

allegorie-dune-bataille-ou-la-mort-de-delgres-installation-guadeloupe-2000

melting-boat-installation-grand-riviere-2002-dans-le-cadre-du-work-shop-martinique

melting-boat-installation-grand-riviere-2002-dans-le-cadre-du-work-shop-martinique

Mémoire (Liberté,  résilience, digenèse)

Yo armé nou pas armé 2009

Yo armé nou pas armé
2009

 

Chez Hervé Beuze le travail sur la mémoire n’est jamais un simple retour sur le passé. L’histoire se dit au présent, pour se projeter dans le futur. C’est une narration, qu’il va peaufiner, depuis la série des cartes (Lizin kann, Machinique, Matrices Mes Martiniques) où la cartographie était une géographie profondément humaine, jusqu’à mettre en place son histoire de l’homme avec l’installation Armature. La mémoire est ici autant individuelle que collective. Chevillée au corps, elle est partage. Elle est la véritable armature que l’artiste donne à voir. Son œuvre est politique au sens premier du terme, une œuvre dans la polis qui lance un questionnement et nourrit le débat.

Le couple Liberté, surmonté par sa couronne d’armements, me fait penser à Yo armé nou pas armé, dont le titre avait été récupéré par l’artiste dans les manifestations de la grève générale de 2009. L’île hérissé de piques comme le poisson armé aux Antilles ,  posait la question du pouvoir et de l’identité : qui est ce « nous » qui n’est pas armé ? Qui sont les autres ?  Liberté annonce la guérison résiliente. En fin de comptes, l’artiste a voulu que les armes qui les surplombent aient l’air de jouets mollassons plutôt que menaçants. A noter que la phrase « yo armé nou pas armé » était aussi récupérée par des « extrémistes » martiniquais auxquels l’artiste ne s’identifie pas du tout.

Resilience 2007

Resilience
2007

 

Résilience, était déjà le titre d’une de ses matrices Martinique, faite de résine plaquée sur du tissu cousu, conservant ainsi les plis de l’étoffe et les marques de coutures. De la résistance que les métaux offrent aux pressions qu’ils subissent, le concept de résilience est passé à la psychologie, comme capacité de dépasser les épreuves, d’abord des individus, puis étendu aux groupes humains. Le couple Résilience est comme rapiécé, pansé, par des fils de fer destinés à tenir ensemble les plaques de métal qui le recouvrent. Les plaques montées à l’envers présentent à l’extérieur, la couleur de la blessure.

Digenèse, avec ses différentes peaux, renvoi  au concept forgé par Glissant, pour ces territoires dont la genèse est loin d’être une, et les filiations multiples quasiment impossibles à établir. « Acclimatez l’idée de digenèse, habituez-vous à son exemple, vous quitterez l’impénétrable exigence de l’unicité excluante. » Glissant, Le tout monde, 1997.

Fleur fleur

Chacun des six couples d’Armature, a été assemblé selon un moulage du corps de l’artiste et d’une de ses étudiantes. Ils sont donc tous semblables. Ils sont là pour l’humanité. Ces humains, chacun d’entre eux, sont uniques et chaque pièce a des détails spécifiques qui l’individualisent. Dans cet ensemble, Fleur Fleur a une particularité : l’armature filaire a été faite avec des tuyaux en cuivre, peints en rouge, et de ce fait on dirait que leur squelette est un réseau veineux.

Sortir de l’unicité excluante, tel pourrait être le propos du couple Fleur Fleur . Couplé à la nature il indique peut être la création, et me permet de revenir sur le « faire » dans l’œuvre de l’artiste.  Dans le paradigme de l’art contemporain, le faire a perdu de son importance. Le travail de l’artiste est considéré souvent comme de la conception, le « faire » pouvant être laissé à  d’autres.  A contre-courant ici, Hervé est un « faiseur ». Comme l’artiste démiurge de Paul Klee, il crée des nouveaux êtres avec l’existant.  Sa création est autant dans la conception que dans la fabrication,  dans le corps à corps avec le matériau. Cette intimité avec le matériau lui permet de le plier à sa volonté certes mais aussi d’en tirer parti, de s’appuyer sur ses caractéristiques intrinsèques, de ramener  à ses créations la charge significative que le matériau charroie, se rapprochant en ceci de l’arte povera.

Visite de scolaires photo Mathieu Guerard

Visite de scolaires
photo Mathieu Guerard

Liberté Ile de Gorée

Liberté
Ile de Gorée

 

En résidence d’artistes à Gorée, Sénégal en 2012 Hervé a travaillé le corps humain en structures filaires monumentales de 3 Mètres de hauteur, dans l’installation Blogorée qui préfigurait déjà Armature. Certains détails ou solutions de la première sont revisités dans la deuxième. L’utilisation de lamelles de métal pour dessiner le visage, la forme d’une chevelure, le thème du bateau. La disposition en procession d’Armature rappelle aussi la marche des éléments de Blogorée. Jusqu’au fait que sans avoir été modelés sur son corps, à l’instar des couples d’Armature,  les éléments de Gorée semblent se mouvoir comme leur créateur.  Blogorée reprend l’expression des dockers martiniquais (profession du père de l’artiste), « Blo » pour dire vider entièrement d’un coup un navire.

armature-connected-2016-photo-henry-beuze

armature-connected-2016-photo-henry-beuze

 

Armature se présente comme une sorte de cosmogonie. Déambuler entre  les géants décharnés renforce l’impression d’une narration mythique. L’installation joue de la transparence, le vide parle autant que le plein. Le jeu d’ombres portées ajoute à la poésie de l’œuvre. Moi ça me fait penser à la Grande Galerie de l’Evolution (Museum national d’histoire naturelle). Le dernier couple, Connected  nous connecte à la fois au présent, au futur, au passé mais aussi au monde. Chacune des pièces de l’installation pourrait tenir début toute seule. Elles sont néanmoins reliées au plafond et entre elles par câblage, qui a la double utilité d’assurer la sécurité des visiteurs, tout en rendant évident l’interconnexion entre les éléments de la narration.

Connexion qui dépasse le cadre de l’île, de l’exposition. L’œuvre résonne forcément avec celle d’autres artistes, à commencer par Still life (1995) d’Andries Botha, pièce monumentale en métal,  chaume et graines d’acacia. Mais  aussi aux Guerriers de l’absolu (1998, biennale de Lyon 2000) de Goudin-Thebia, des guerriers aux corps en feuille de coccoloba, éternellement assis, avec leurs lunettes de soleil. Ou encore avec les guerriers debout d’Osmane Sow, exposés sur le pont des arts en 1999, et dont l’armature métallique est recouverte d’une sorte de peau très épaisse. Et on ne peut pas ignorer combien leur maintien est proche de celui des créatures d’Hervé.

andries-botha-still-life-1995-metal-gousses-de-flamboyant-chaume-riz

andries-botha-still-life-1995-metal-gousses-de-flamboyant-chaume-riz

Ousmane-sow lutteur-nouba--Paris-pont-des-arts-1999

Ousmane-sow
lutteur-nouba–Paris-pont-des-arts-1999

Giacometti l'homme-qui-marche--1960

Giacometti
l’homme-qui-marche–1960

N'darilo-les-marcheurs-2-3-et-4-2001

N’darilo-les-marcheurs-2-3-et-4-2001

N'darilo-les-marcheurs-2-3-et-4-2001

N’darilo-les-marcheurs-2-3-et-4-2001

Et bien entendu, L’homme qui marche de Giacometti, dont N’Darilo, artiste sénégalais qui a participé à la Résidence de la Gorée en en 2014, a fait plusieurs reprises.  Dans la Caraïbe, on retrouve le travail de sculpture de Edna Manley Negro aroused (1935), le noir qui se lève comme le soleil, levant le visage vers la liberté, ce qui a clairement inspiré Laura Facey, dans la réalisation de Redemption song en commémoration de l’indépendance de la Jamaïque, où un couple bien en chair regarde vers le haut. A la demande du gouvernement jamaïcain Laura avait fait des miniatures de ce couple mythique, à fin de vendre comme souvenir. Mais finalement l’artiste a réalisé une installation consistant en  un vrai canoé typique ( 5 M de long), posé sur une mer de cannes à sucre contenant à l’intérieur 1357 petites figurines comme dans un bateau négrier, avec cette différence que les figurines sont disposées en position débout, tout comme les couples géants de Beuze dans la Nef.

Edna-Manley-negro-aroused-1935

Edna-Manley-negro-aroused-1935

 

Laura-Facey-redempteion-song-jamaique-2003

Laura-Facey-redempteion-song-jamaique-2003

 

L’œuvre Untitled  du cubain Jorge Pardo, un couple en structure filaire est illuminée de l’intérieur comme souvent chez Pardo par les petites lumières led qui affectionne également Hervé.

Jorge-Pardo-untitled-2009

Jorge-Pardo-untitled-2009

 

On peut aussi rapprocher l’œuvre de Beuze de celle de Magdalena Abakanowicz dont les géants multiples sont toujours uniques, l’artiste prenant soin de les individualiser par des détails infimes. Les deux artistes ont en commun aussi leur gout du faire, Magdalena fabrique elle-même ses pièces à la main avec une petite équipe d’assistants. Agora, 106 pièces, toutes environ 3 mètres de haut, toutes différentes, et comme « congelées » en plein mouvement (comme les géants de Beuze).

Magdalena-Abakanowicz-agora-chigago

Magdalena-Abakanowicz-agora-chigago

 

Et encore du multiple, et encore le corps moulé sur le propre corps de l’artiste : les guerriers rigolards de l’artiste chinois Yue Minjun, 2006, dont les œuvres ont la particularité en peinture comme en sculpture de toujours reprendre le corps de l’artiste dans un éclat de rire, naïf, grimaçant, inquiétant de bonne humeur incompréhensible. Ici l’installation fait référence aux guerriers en terre cuite de Xian.

Yue-Minjun-contemporary-chinese-warriors

Yue-Minjun-contemporary-chinese-warriors

 

Et pour revenir sur la question du faire, l’œuvre de l’artiste contemporain brésilien Edgar de Souza, qui fabrique lui-même à la main de manière très lente et perfectionniste des sculptures en bronze de grande taille, revisitant en quelque sorte le statuaire des jardins européens, avec des corps qui sont également moulés sur le sien, mais non identifiables car ne présentant jamais de visage.  Ces corps sont aussi dans des postures improbables dans une sorte de mouvement continu vers le propre corps.

Edgar-de-Souza Inhotim

Edgar-de-Souza
Inhotim

Matilde dos Santos


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