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L’Expressionnisme abstrait s’expose à Londres

Publié le 03 novembre 2016 par Savatier

René Huyghe disait, pensant à l’architecture de Versailles, que la ligne droite (horizontale) était le symbole du pouvoir absolu. Au XXe siècle, l’essor économique de New York modifia cette orientation : les lignes verticales des gratte-ciels, qui avaient tant impressionné Le Corbusier, matérialisaient un nouveau pouvoir, qui échappait progressivement au politique pour s’incarner dans la finance. Au cœur de cette ville, ébranlée par la crise de 1929, un groupe d’artistes allait renoncer au concept de la ligne droite, rigide, froide, pour s’exprimer dans la liberté d’un chaos apparent qui ne balayait pas tout ce qui avait précédé, mais y prenait racine tout en le remettant en question. Ils s’étaient (en partie ou totalement) détournés de la figuration ; leur palette aux couleurs souvent vives, primaires, contrastées, s’inspirait de celle des expressionnistes allemands (on pense à Emil Nolde ou Kirchner), tout comme leur volonté de susciter les réactions émotionnelles du public. En 1946, le critique Robert Coates appela tout naturellement ce mouvement « l’expressionnisme abstrait » – pour une fois, contrairement à « impressionnisme » ou au « fauvisme », l’intention ne se voulait pas péjorative.

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Derrière ce nom, une grande diversité émergeait dans un foisonnement de créativité : certains étaient natifs de New York ou des Etats-Unis, d’autres faisaient partie de la cohorte d’émigré venus d’Europe ; tous exercèrent une influence qui perdure encore aujourd’hui. Leurs approches esthétiques, leurs techniques différaient également, au point que leurs œuvres pouvaient facilement être identifiées. La Royal Academy of Arts de Londres consacre à ce groupe, jusqu’au 2 janvier 2017, une grande exposition, Abstract Expressionism, qui, par le nombre de tableaux, sculptures et dessins réunis (150, d’une trentaine d’artistes), leur importance emblématique, leur rareté, devient l’un des événements majeurs de cette fin d’année.

Une visite est nécessaire, qui permet de prendre conscience, face à ces toiles souvent reproduites dans des ouvrages ou des catalogues, de leur monumentalité, de l’énergie qui en émane et de l’émotion qu’elles provoquent. Chacune mérite un double regard : de loin, pour en embrasser l’ensemble, et de près, pour en apprécier la technique, que trahissent de nombreux détails, comme des traces de mains, de doigts, de chaussures ou la texture des outils et des matériaux employés.

de Kooning, Willem

de Kooning, Willem

Le parcours proposé hésite entre thématique et monographie, ce qui sera de nature à troubler le visiteur qui ne devra pas s’arrêter devant cet obstacle. Les salles thématiques offrent en effet la possibilité de découvrir des peintres moins connus du grand public, mais néanmoins représentatifs. On trouvera dans la première salle un autoportrait de Mark Rothko (1936) ou Male and Female de Jackson Pollock (1943), puis, dans la deuxième, un ensemble d’Arshile Gorky assez contrasté et parfois proche de Kandinsky (Water of the Flowery Mill, 1944).

La troisième, qui offre le plus vaste espace, est réservée à Jackson Pollock. On pourrait y passer des heures. S’y regroupent des toiles majeures et intenses, comme Night Mist (1945), Phosphorescence (1947), Summer Time (1948) ou Blue Poles (1952). Un examen attentif permet de mieux appréhender la performance physique du maître du « dripping » qui projetait directement les couleurs sur d’immenses toiles posées sur le sol et de comprendre dans quel ordre il les choisissait – le noir apportant souvent (mais pas toujours) la touche finale.

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Une autre salle, octogonale, accueille de grands formats de Rothko, épurés et en aplats, notamment N°15 Dark Greens on blue with Green Band (1947) et N°1 White and Red (1962). Il est tout aussi intéressant d’observer les peintures de Willem de Kooning, comme le lumineux Untitled (1961), bien plus abstrait que ses portraits de femmes, Woman as Landscape (1965-66) et Woman in Forest (1963-64), lesquels ne sont pas sans rappeler Jawlensky ou Nolde. On notera aussi, de Franz Kline, d’énergiques compositions en noir sur fond blanc (Vawdavitch ou Spagna), assez proches de la démarche, d’ailleurs contemporaine, de Pierre Soulages antérieure à ses travaux sur l’Outrenoir. A voir encore les vibrants quasi-monochromes d’Ad Reinhardt (Abstract Painting, 1956) et Barnett Newman, ainsi que les grands formats de Clyfford Still (originaire de la côte Ouest), comme le superbe PH 247 (1951) ou le grand polyptique, plus tardif mais extraordinairement lumineux, Salut Tom (1979), de Joan Mitchell qui suggère un gigantesque paysage où se lit l’influence de Claude Monet.

La confrontation aux œuvres fait prendre conscience de la diversité d’un mouvement qui, par essence, ne pouvait se satisfaire d’uniformité. Le caractère énigmatique des titres ou, très souvent, leur absence, laisse au regardeur une entière liberté d’interprétation. A voir, car une telle réunion ne risque pas d’être réalisée de nouveau avant longtemps

Illustrations : Jackson Pollock, Blue poles, 1952, Enamel and aluminium paint with glass on canvas, 212.1 x 488.9 cm, National Gallery of Australia, Canberra, © The Pollock-Krasner Foundation ARS, NY and DACS, London 2016 – Willem De Kooning, Woman II, 1952, Oil, enamel and charcoal on canvas, 149.9 x 109.3 cm, The Museum of Modern Art, New York. Gift of Blanchette Hooker Rockefeller, 1995, © 2016 The Willem de Kooning Foundation / Artists Rights Society (ARS), New York and DACS, London 2016, Digital image © 2016. The Museum of Modern Art, New York/Scala, Florence – Mark Rothko, No. 15, 1957, Oil on canvas, 261.6 x 295.9 cm, Private collection, New York, © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko ARS, NY and DACS, London


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