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L’Intermonde de Ying Chen

Publié le 13 novembre 2016 par Les Lettres Françaises

l97827646244871Si Ying Chen  est un cas littéraire, ce n’est pas seulement parce que, née à Shanghai, et de langue maternelle chinoise (et encore, son chinois n’était pas le mandarin, mais le dialecte de sa ville natale), elle s’est installée, après des études de français et une certaine pratique de traductrice et interprète, au Québec, où elle décide de devenir un écrivain francophone. C’était déjà une caractéristique peu ordinaire. Elle avait moins de trente ans. Elle a poursuivi pendant quelques années des études littéraires en langue française, de quoi consolider ses connaissances. Elle a fondé une famille, avec son mari chinois. Elle a eu deux enfants, tous deux nés au Canada. Ils vivent à Magog dans les cantons de l’Est du Québec. Et elle publie ses premiers livres au Boréal. Ils sont repris en France d’abord chez Actes Sud, puis au Seuil.

Le cas littéraire se complique par la nature même de ces livres. Car contrairement à Shan Sa ou Dai Sijié, elle refuse de jouer sur son identité chinoise et sur des informations pittoresques concernant le mode de vie et les références culturelles qui ont été les siens dans ses premières années. La littérature est pour elle un pays sans frontières et les origines génétiques et géographiques d’un écrivain comptent peu. Certes, ses premiers textes portent l’empreinte de son expérience chinoise, mais peu à peu elle dégage son écriture de toute marque identitaire, et s’oriente vers une abstraction de plus en plus radicale qui l’apparente à Samuel Beckett. Elle entreprend surtout ce qu’elle va appeler « la série des fantômes », avec Le Champ dans la mer, suivi de cinq autres livres, tous parus au Boréal et au Seuil. Elle y décrit la vie d’une sorte de double abstrait de la femme qu’elle est, mais qui évolue dans un univers en partie détruit par un tremblement de terre. Et le fantastique se mêle à la description d’une existence quotidienne proche de la sienne, mais comme ombrée d’un voile de désespoir et de grisaille.

Dans Espèces, peut-être le plus radical des romans de cette série, elle s’imagine transformée en chat et s’insérant dans la vie de son mari, atterré par la disparition de sa femme (elle-même), mais acceptant peu à peu cette fatalité. Elle observe, dans la peau féline, son propre foyer amputé de sa personne et résistant au chaos. Dans Le Mangeur, elle décrit la mort progressive d’un personnage dont le corps se délite. Dans La Rive est loin, son monde se dédouble et sombre dans un cataclysme inéluctable. Dans Un enfant à ma porte, elle fait le contre-portrait d’une mère qui refuse la maternité en élevant malgré elle un enfant trouvé dans son jardin. Sans opter pour la narration carrément fantastique (car les repères demeurent assez réalistes), elle aime faire glisser le récit dans un univers parallèle angoissant, à la manière de certaines nouvelles de Henry James (Le tour d’écrou, ou toutes ses histoires de fantômes).

Ses personnages sont observés par des êtres dont on ne connaît pas tout à fait la nature. Et aucun personnage n’a du reste une identité certaine. Ils sont désignés le plus souvent par une initiale. Les références au monde chinois sont désormais très rares, même si on se doute qu’un écrivain s’appuie sur son expérience et sa culture. Une trop grande familiarité avec le monde francophone finit par lui peser. Et elle décide de s’installer dans la région anglophone du Canada, à l’autre bout du continent américain, à Vancouver, qui offre aussi l’intérêt de la rapprocher de la Chine où elle se rend régulièrement, pour ne pas trop couper avec sa famille et avec sa langue d’origine. Mais Vancouver présente un autre inconvénient : la communauté chinoise y est importante. Elle s’isole encore davantage en choisissant de vivre sur une île perdue. Puis, afin de permettre à l’un de ses fils de poursuivre des études françaises, elle vient à Paris.

Elle a, tout de même, publié dans des revues, puis dans des volumes, certains textes réflexifs sur son cheminement, sur ses choix linguistiques, où elle est bien obligée de rendre compte de son identité chinoise (notamment dans Quatre mille marches, un rêve chinois, Seuil, 2004 et dans La lenteur des montagnes, Boréal, 2014, qui est une lettre ouverte à ses enfants, pour leur expliquer la Chine de leurs ancêtres et la particularité de ses choix de mère et d’écrivain). Mais elle le fait avec une distance douloureuse et imperceptiblement ironique, comme dans tout le reste de son œuvre.

Dans Blessures, Ying Chen a opéré un tournant. Elle écrit la biographie voilée d’une figure héroïque de la médecine canadienne et de l’histoire chinoise, le docteur Norman Bethune. Ce personnage, très connu dans les deux pays, est l’inventeur du pneumothorax. Et il est particulièrement célèbre pour avoir participé à la guerre d’Espagne, du côté antifranquiste, puis pour avoir rejoint la Huitième armée de terre, de Mao, en 1938. C’est sa présence, auprès des soldats chinois, que raconte le livre, sans jamais nommer aucune personne, aucun lieu. Mais les lecteurs qui connaissent certains éléments de la vie de Bethune (né dans l’Ontario en 1890 et mort de septicémie en Chine, en 1939) reconnaîtront ce héros anonyme, d’autant que plusieurs épisodes du passé sont évoqués par la romancière, mais de manière très allusive. La particularité de ce roman, outre l’absence de noms propres et de repères géographiques identifiables, est son double récit : car on passe constamment de 1938, où l’action a lieu, à notre époque, où le fantôme de Bethune observe la modernité, en compagnie d’êtres qui lui ont survécu et d’autres fantômes.

L’auteur peut ainsi confronter le rêve révolutionnaire de Mao à sa destruction dans une Chine gagnée par le virus capitaliste et néolibéral, et par des modèles de consommation qui ne lui convient même pas. « Ils se prosternent aujourd’hui devant ces mannequins en plastique qui leur ressemblent peu, qui représentent un système mondialement triomphant, mondialement supérieur, et leur rappellent leurs anciens rêves évaporés, l’inutilité risible de leur combats. Ces mannequins ô combien libres et chics figés à l’intérieur de vitrines aux quatre coins du globe. Cette beauté répandue, matérialiste et belliqueuse. Les habitants veulent apprendre, veulent les imiter. Ils font tous pour s’adapter aux pas de géant du capital, au rythme de la jungle ancestrale. »

La corruption a atteint toutes les classes de la société et l’univers d’une nature hostile et belle où se construisait la révolution chinoise a été remplacé par des bâtiments, des autoroutes, des architectures sans âme, ensevelies sous la pollution et la laideur. Au personnage principal, s’ajoutent un enfant (curieusement nommé « Poutre-numéro-deux » après son frère aîné « Poutre-numéro-un », parce que leurs parents trouvaient dans les poutres de la maison une expression de tout ce que la construction du foyer avait demandé d’effort et de confiance) et un interprète qui vont observer avec des humeurs changeantes et surtout différentes entre elles l’évolution du médecin.

Tout le roman se présente comme le récit d’une désillusion. « Plus tard, à la mort du docteur, le futur souverain regretterait sincèrement le passage trop rapide de cet étranger dans sa vie et dans son armée, telle une étoile filante qui avait percé les ténèbres d’une existence épuisante et vaine malgré ses victoires, et qui avait vaguement révélé une grandeur, une transcendance de l’instinct de survie, une probable divinité, accident ou recherchée, dont l’espèce humaine est parfois capable, lorsque les circonstances s’y prêtent. »

Inutile de dire que l’on est loin des épopées romanesques traditionnelles. On est loin de Han Suyin, assurément. On est loin tout autant de l’idéalisme aventurier de Malraux, même si, précisément, Norman Bethune aurait pu être un personnage de l’écrivain français, avec sa double expérience espagnole et chinoise. Le personnage de Bethune a inspiré des films canadiens (avec Donald Sutherland) et chinois. Mais ce n’est pas ce type de représentation réaliste et biographique que veut Ying Chen pour son roman.

La littérature est pour elle un moyen poétique d’accéder à un monde que le langage quotidien (qu’il soit chinois, anglais ou français) ne permet pas de décrire. Son univers aux limites spatiales et temporelles vacillantes permet de circuler entre les spectres, tout en conservant les caractéristiques humaines de l’amour, de l’amitié, de la souffrance ou de la générosité. Le regard que porte l’enfant est le plus proche de celui que la romancière porte à présent sur cet univers menacé par ce qu’elle sait de ce que réserve l’avenir chinois. Elle a besoin de s’installer dans cet intermonde, qui raconte aussi son propre destin de voyageuse, insatisfaite par les cultures qu’elle traverse et dont la relativité est partout rappelée.

Aucune idéologie n’est à la mesure de l’attente de l’être humain, semble-t-elle répéter, qu’elle lise Confucius, Lao-Tseu ou Paul Valéry et Albert Camus. Son héros, dont l’authenticité, le courage, la générosité ne paraissent pas devoir être mis en doute, était voué à traverser ces cultures et ces rêves, lui aussi, dans l’autre sens, trois quarts de siècle avant elle, et préfigurer le grand désastre du monde moderne.

René de Ceccatty


Blessures, de Ying Chen
Boréal, 166 pages 19,95 $ canadiens


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