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Carlo Ossola et l’œil vivant de Dante

Publié le 07 décembre 2016 par Les Lettres Françaises

dante_ossolaEn publiant un concentré de ses cours au Collège de France sur Dante, le grand érudit Carlo Ossola décide d’offrir au public français certes une introduction à l’univers philosophique et théologique de Dante, avec une abondance de pistes ouvertes et exploitées avec subtilité, mais aussi un aperçu de ce que Dante représente dans l’imaginaire poétique italien et plus largement mondial. De même que Dante, durant la semaine sainte de 1300, est censé s’être aventuré au royaume des morts avec pour guide un illustre prédécesseur, Virgile, de même Carlo Ossola, qui est une figure moderne de l’humanisme, avec la curiosité, la légèreté, la rigueur, l’approfondissement et la tolérance que cela implique, prend des poètes pour guides : Mandelstam, Eliot, Pound, Borges, Zanzotto. Et, de Dante, il retient une leçon fondamentale : un souci de communication et d’élégance, d’habile dosage de mystère et de clarté, de sérieux et d’humour, de vivacité et de profondeur.

La plupart des commentaires de la Divine Comédie écrasent le lecteurs sous les références théologiques et historiques. C’est entendu, on ne peut pas pleinement apprécier ce voyage chez les morts, si on ne connaît pas bien l’histoire de Florence au XIVe siècle, si on n’a qu’une notion vague des luttes des clans, de l’histoire de la papauté et des ambitions de l’Empire romain germanique. Dante décrit son temps, ce temps est bien lointain, mais les enjeux idéologiques et politiques du pouvoir n’ont guère changé. Il appartient à une culture médiévale, imprégnée de débats théologiques sur la liberté et la grâce, sur l’incarnation, sur la nature du mal et de la rédemption, et nourrie de sagesse antique. Mais comment lire Dante à présent, se demande Carlo Ossola. Comment donner une image vivante de ce texte poétique qui avait pour visée de raconter, de faire voir, de faire dialoguer des morts et de trouver un équivalent littéraire des visions, des angoisses, des extases ?

Dès la couverture, en choisissant une œuvre d’Anselm Kiefer, représentant un livre ailé, il donne une idée de son point de vue, de sa démarche. Non pas seulement que le chef-d’œuvre de Dante va voler vers nous, mais qu’il sera question d’un livre pesant qui se dégage de sa pesanteur pour peu à peu atteindre les zones célestes de l’immatériel. C’est le cheminement de Dante, de l’abîme cauchemardesque de l’Enfer, qui a connu, auprès des poètes et des peintres de tous les temps, la fortune que l’on sait, et plus généralement chez les lecteurs médusés par les descriptions si crues et si violentes du poète florentin, à cette réalité immatérielle (échappant au temps et à l’espace) qu’est le Paradis.

Une des qualités premières de l’essai de Carlo Ossola est d’avoir, naturellement, sans véritable intention délibérée, imité le ton de Dante. La vitalité du poème vient de sa langue, merveilleusement flexible, changeant de registres à tout moment, passant du dialogue le plus trivial aux débats scolastiques, de la scène de terreur glaçante au spectacle chorégraphique enchanteur des lumières du Paradis et aux concerts du Purgatoire, du blasphème ou de l’épigramme assassine lorsque Dante part en guerre contre la papauté qui a dénaturé le message évangélique, aux prières les plus angéliques, de la topographie la plus précise aux cartes du ciel dénotant une connaissance astronomique. Un commentateur se doit de respecter, à sa manière, cette souplesse de la langue et de la pensée. Comment le faire sans perdre de la rigueur ?

En plaçant dès la deuxième page « la pupille vivante » de Dante  en miroir de l’avant-garde des deux siècles qui précèdent le nôtre (de la lettre de Charles Baudelaire du 13 mars 1856 à Charles Asselineau sur son rêve du musée médical des monstres installé dans un bordel, aux délires d’Artaud et aux poèmes d’Andrea Zanzotto sur le langage enfantin), il définit son propre essai comme une tentative nouvelle de trouver un langage critique susceptible de suivre les mouvements du texte commenté et de poursuivre son mouvement, sans pour autant le sortir du contexte médiéval et pré-humaniste de la réflexion théologique.

Mais pour cela il faut pouvoir décrire et analyser la façon dont Dante a entrepris et mis en pratique son récit. C’est que la Divine Comédie a plusieurs fonctions et plusieurs manières de raconter le voyage de Dante. La réalité des morts n’est pas la même dans les trois chants. En Enfer, ils ont leur pleine identité, leur nom, leur corps visible, quoique, déformés par la mort et la torture, mais ayant perdu leur nature de chair, ils soient sans poids et sans substance : les pieds ne marquent pas le sol et le corps n’arrête pas la lumière quand elle vient de derrière eux. C’est ainsi que Dante se fait du reste remarquer par les morts, qui sont stupéfaits de voir qu’il laisse des trace sur le sable ou qu’il fait bouger les pierres sous ses pas, et bien sûr qu’il fait de l’ombre. Les ombres en effet ne font pas d’ombre. On est donc, en Enfer, dans un récit réaliste, visuel, qui obéit à des lois particulières et où la présence corporelle du narrateur et son identité vivante (sa généalogie, ses liens familiaux, sa fonction, son rapport à la vie politique de Florence), sont au premier plan. La circulation dans les lieux, la lente descente sont décrites, de même, avec une précision topographique admirable.

Le Purgatoire conserve une exigence de réalisme dans le récit du voyage, qui est complexe, parce que l’ascension de la montagne circulaire demande une connaissance précise de la géographie. Mais les interlocuteurs de Virgile et de Dante commencent à les entraîner dans des zones de débat théologique (sur la grâce) très complexes.
Enfin au Paradis, la vision est d’un autre ordre. Les âmes sauvées n’ont plus de corps, plus de visibilité sinon purement lumineuses, ce sont des points de lumière, des éclats, des feux. Et la description appartient alors à un autre ordre. Car l’espace et le temps, sans tout à fait disparaître, n’obéit plus aux lois humaines de la perception.

Béatrice, qui a remplacé Virgile (Virgile n’ayant pas accès à cette zone interdite), entretient avec le narrateur un rapport conflictuel. Elle supporte mal la présence de ce vivant parmi les âmes élues et interdit tout rapport intime avec elle. C’est une figure de l’interdit. Elle cédera ensuite sa place et la parole à saint Bernard, ce sur quoi va insister Carlo Ossola ans son commentaire. S’il place la fin de son essai sous le signe de saint Bernard, il place le début sous celui d’Adam, qui est un des interlocuteurs essentiels de Dante, parce que le premier homme, porteur du péché originel, permet de poser la question de la rédemption de l’humanité par l’incarnation et le sacrifice du Christ, avec toutes les apories que rencontrait la scolastique pour résoudre ce problème d’une humanité à la fois fautive et rachetable, mais au seul prix de l’incarnation de la transcendance divine. Saint Bernard de Cîteaux devient l’intermédiaire capital pour célébrer la Vierge, but de tout le chemin initiatique, une Vierge, souligne Ossola, qui est « mère de son fils », en rappelant toute l’iconographie byzantine (dont Dante avait été témoin) représentant la dormition de la Vierge dans les bras du Christ.

En différenciant les degrés de réalité, non seulement des figures qui traversent le poème (ombres en Enfer, résonances au Purgatoire, Images au Paradis), mais aussi du texte même qui de visuel et narratif devient pur affect intérieur, Ossola montre que le récit (toujours écrit au présent, un présent narratif, mais aussi un présent métaphysique, dû à la fatalité du rapport de l’humanité au temps) obéit à des lois modulables, et que les trois chants ne peuvent pas être racontés de la même manière. La compassion de Dante pour les damnés, sentiment qui, se mêlant à l’horreur, a créé des visions inoubliables pour la plupart des lecteurs, devient, au Purgatoire, une réflexion théologique d’une rare difficulté et au Paradis une contemplation exaltée, fascinée, et le plus souvent muette, car Dante avoue son impuissance littéraire à décrire ce qu’il voit. Il renonce. Dieu est, dit Ossola, « hors de l’économie de l’humain ». On atteint les limites de ce que peut la poésie. Et ce poème qui expose ses propres limites réunit les préoccupations de la mystique et celles de la littérature. On ne représente pas, par les moyens discursifs de la raison, ce qui échappe à la raison et appelle plutôt l’affect.

L’un des passages les plus frappants du commentaire d’Ossola concerne, au Paradis, le passage du chant XXIII, où Dante décrit le mouvement des âmes lumineuses vers la Vierge, en le comparant au bébé dans les bras de sa mère :

« Comme un bébé vers sa maman
Tend les bras après la tétée,
Exprimant fort ses sentiments,

Chacun de ces lumignons va
Vers les hauteurs, manifestant
L’amour qu’il vouait à Marie. »

Il y a, dit Ossola, un écho du « Si vous ne devenez pas comme des petits enfants, vous n’entrerez pas au royaume de Dieu », de l’Evangile selon saint Matthieu. Avant que Dante ne sombre dans une réelle aphasie :

« Bernard souriant m’indiquait
De regarder en l’air. Moi-même
J’avais déjà levé les yeux.

Mon regard purifié entrait
De plus en plus dans le rayon
De la splendeur, source authentique.

Ce que je vis dépasse tant
Ce que j’écris et ma mémoire
Par cet excès s’avoue vaincue.

Comme un dormeur qui voit s’éveille
Et puis conserve un souvenir
De sensation, mais imprécis.

Ainsi, dès que ma vision cesse,
Elle instille encore en mon cœur
La douceur dont elle était née.

Comme la neige au soleil fond
L’oracle de la prophétesse
Se perd au vent parmi les feuilles. »

Le Paradis raconté ? Rien de plus que le souvenir évanescent d’un rêve, avec le seul souvenir d’une émotion, mais insaisissable et donc ineffable, comme une prophétie devenue bruissement, une congère réduite à une flaque informe qui disparaît dans la terre, sans laisser de trace de son apparition.

René de Ceccatty


Carlo Ossola, Introduction à la Divine Comédie

Traduit de l’italien par Nadine Le Lirzin et Pierre Misteli 

Le Félin, 148 pages, 20€


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