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15 septembre 1914 : les coupes pleines de sang…

Publié le 14 septembre 2014 par Billiskaya

Nos troupes sont épuisées mais elles ont enfin réussi à repousser l’ennemi. Les Allemands qui avaient atteint la Marne, s’étaient approchés de 30 kilomètres de la capitale, ont reculé de plus de 40 à 50 kilomètres et le front se stabilise maintenant sur l’Aisne, de Verdun à Noyon.

15 septembre 1914 : les coupes pleines de sang…

La progression du front lors des combats qui s’appelleront plus tard « Bataille de la Marne »

Nous avons exploité à fond l’erreur tactique de l’armée de Von Kluck qui avait dédaigné Paris, obliquait par le sud-est et nous présentait son flanc droit. Les 100 000 hommes envoyés brutalement en renfort par Joffre (y compris 6000 fantassins transportés directement en taxis parisiens réquisitionnés) réunis notamment au sein de l’armée de Maunoury et du corps expéditionnaire anglais du général French, ont mis en difficulté l’adversaire l’obligeant à se replier.

Nous n’avons pas réussi à pousser plus loin notre avantage. Plus de 230 000 de nos soldats ont perdu la vie depuis août et la fatigue est telle que nous n’avons pu déloger les forces du généralissime Von Moltke lors des derniers combats du 10 septembre à aujourd’hui, sur l’Aisne.

Une course à la mer s’engage, chaque armée essayant de contourner l’autre, par l’ouest. Vu l’état des troupes, Joffre est peu optimiste sur nos chances de succès. Mais nous devons continuer à nous battre jusqu’au bout si nous voulons avoir une chance que la guerre cesse de se dérouler sur notre territoire.

Poincaré est rassuré. Les premières bonnes nouvelles militaires redonnent un peu d’espoir à nos dirigeants plongés dans l’ambiance lugubre de la préfecture de Bordeaux, où notre gouvernement s’est replié piteusement.

« Olivier, vous pensez que l’on va pouvoir revenir prochainement sur l’Elysée ? » m’écrit-il déjà impatient. Je lui réponds, après avoir consulté Joffre, que « c’est encore un peu prématuré. Nous ne pourrions nous permettre un second repli sur une ville du sud si le sort des armes devait de nouveau tourner en notre défaveur. »

Ma femme qui s’apprêtait aussi à quitter Versailles, avec mes beaux-parents et les enfants, pour le Beaujolais, dans la famille que nous avons là-bas, a en revanche défait avec soulagement ses malles. Nous restons donc en région parisienne, même s’il est sans doute trop tôt pour envisager de tous réintégrer notre appartement parisien de la rue de Madrid que je continue à occuper seul pendant la semaine.

Dans la journée, j’accueille actuellement les ministres Briand et Sembat qui viennent rendre une visite surprise au gouverneur Gallieni. Une rumeur idiote s’est propagée – me dit-on – sur Bordeaux et certains soupçonnent, ni plus ni moins, Gallieni d’avoir des ambitions personnelles ! Son cabinet composé de riches industriels, d’hommes prestigieux comme Paul Doumer, dépasse ce qui semble strictement nécessaire à un général uniquement missionné pour défendre Paris.

Résultat : on demande au garde des sceaux et au ministre des travaux publics d’en avoir le cœur net. Tout cela se révèle un peu puéril et Gallieni ne se laisse pas démonter. Il n’hésite pas, lors des dîners avec les deux ministres venus « l’inspecter », à faire des allusions en forme de clins d’œil aux intentions farfelues qu’on lui prête. Briand qui n’est pas né de la dernière pluie, reconnaît bien volontiers l’erreur de jugement des Bordelais et rit, beau joueur, aux mots ironiques du brillant général.

Ce soir, il a décidé lui-même d’en rajouter :

Briand : « Alors, mon général, quand allez-vous coucher directement à l’Elysée ? «

Gallieni : « Quand il vous plaira, monsieur le ministre, car je ne vous cache pas que je vous ai réservé une mission de confiance dans l’organisation de mon coup d’état ! ».

Nous rions tous, enfin un peu détendus. Nous oublions – c’est terrible à écrire – l’espace d’un instant, les horribles champs de bataille jonchés de morts, à l’odeur terrible de charnier, que nous avons visités, aux côtés du général Maunoury, ces trois derniers jours, en arrière du front nord.

Lorsque je porte mon verre de vin à la bouche, je suis soudainement pris d’une nausée, à la vue de ce liquide si rouge, me rappelant ces visions épouvantables et si récentes du sang répandu de nos centaines de soldats blessés et hurlants de douleur, évacués dans des ambulances trop peu nombreuses.

Je repose ma main sur la table, gêné, pâle et silencieux. Gallieni et Briand ont vu mon trouble. Les rires se sont arrêtés.

Briand me chuchote alors : « Olivier, vous êtes livide ! Vous pensez comme moi à nos gars horriblement fauchés, jonchant les terres le long de la Marne, retournées par les obus ? »

Je demeure sans voix.

Gallieni est lui aussi redevenu grave. Il se lève lentement, son bras porte son verre encore plein, légèrement au-dessus de son visage et solennellement, le regard sombre, il nous propose de porter un toast à la mémoire de nos soldats tombés au champ d’honneur : « A nos morts ! » lance-t-il d’une voix forte.

Nous répondons, debout et tout aussi recueillis : « A nos morts ! »

Puis, nous finissons nos coupes d’une seule traite, ces coupes devenues les images terribles et symboliques de ce sang versé sans compter, pour sauver la France.

Soldats français en septembre 1914

Soldats français en septembre 1914

Des morts sur le champ de bataille en septembre 1914

Des morts sur le champ de bataille en septembre 1914


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