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Westworld – Dialectique du maître et de l’esclave

Publié le 08 décembre 2016 par Donquichotte

160819-westworld-s1-blast-06-192003.1208379360.gifSérie réflexive, s’interrogeant en permanence sur la signification de la narration, Westworld est également une longue digression de dix épisodes consacrée à la notion de reconnaissance. Avec une superbe maîtrise et (parfois) une agaçante patience, elle décortique la dialectique du maître et de l’esclave formulée par Hegel dans La Phénoménologie de l’Esprit. Si elle est trop démonstrative et trop consciente d’elle-même, la première saison a été conçue par Jonathan Nolan et Lisa Joy comme un jeu de construction intellectuelle destiné à enfermer le spectateur dans la fiction. Le piège a fonctionné à plein : suivant un phénomène déjà observé pour Lost, les théories se sont multipliées et l’analyse des indices disséminés à chaque épisode a servi de base à l’exégèse. Le pari de cette première saison est réussi. De ce point de vue.

En proposant une énigme à clés distillée sur dix semaines, Nolan et Joy ont prouvé qu’ils avaient parfaitement compris et exploité la manière dont fonctionne le web, devenu le prolongement naturel et désormais indispensable de la fiction télévisuelle. Ils ont offert au public les chaînes avec lesquelles ce dernier était trop heureux de s’attacher au récit. Usant avec habileté d’un subterfuge bien connu, les créateurs ont joué sur l’anticipation au détriment de la résolution.

L’essentiel était moins d’apporter une réponse à une énigme que d’anticiper la prochaine question en se fondant sur les connaissances accumulées dans une fuite en avant prospective. Il s’agissait moins de résoudre un problème ponctuel que de deviner celui qui allait surgir au prochain épisode, exactement comme le faisaient pas à pas les personnages. La position du spectateur et celle des protagonistes composaient les deux faces d’une même pièce qui servait de monnaie d’échange narrative.

Cette course à l’échalote a été pensée et organisée mais elle n’a pas été complètement satisfaisante. Les révélations fournies venaient la plupart du temps confirmer les hypothèses avancées. Aucun contre-pied suffisamment saisissant n’a été proposé pour déstabiliser l’audience et l’obliger à réviser son jugement ou son évaluation de la situation.

On a très vite compris que le Dr. Ford (Anthony Hopkins) était le seul maître du jeu et que tout ce qui nous observions était le fruit de ses manipulations, de sa folie de démiurge et de son dégoût pour la faiblesse humaine. Restait alors sa dimension symbolique, celle d’une puissance incontrôlable (l’industrie du divertissement) à laquelle avait été donné un visage d’homme.

On a soupçonné que l’émancipation de Maeve (Thandie Newton) n’avait rien à voir avec un dysfonctionnement réhabilitant la théorie du « fantôme dans la machine », contestation formulée par le philosophe britannique Gilbert Ryle de la dualité cartésienne du corps et de l’esprit. Son accession à la conscience n’était qu’un écran de fumée. Il ne fut jamais question de son humanisation en raison de l’omniprésence de Ford et de sa capacité à satisfaire son obsession première et paranoïaque: prévenir toute évolution incontrôlée.

On a imaginé que William, jeune client qui découvre le parc d’attraction de Westworld à l’initiative de son futur beau-frère, était une version de l’homme en noir, personnage violent et impitoyable engagé dans la découverte de la vérité dissimulée derrière l’apparence des décors et des scènes rejouées à l’infini. Au moins, il nous servait de point d’entrée et il guidait notre quête personnelle.

Le seul choc provoqué par ces dix épisodes demeure la mise hors-jeu de Ford, la fin de Monsieur Loyal, car elle pose l’unique question qui vaille : vouloir humaniser une machine n’est-ce pas la priver de ce qu’on entend lui offrir ? N’y a-t-il pas là un testament posthume, une sorte d’ironie morbide, un message au-delà de la tombe selon lequel rien ne fut le fruit du hasard mais seulement le résultat d’une envie de se sentir vivant ?

Westworld – Dialectique du maître et de l’esclave

Nu et habillé

La revendication philosophique de Westworld est évidente. Elle fait de la série un objet qui peut être décourageant en raison de son aspect élitiste. Mais se pose alors une autre question. Les fictions télévisées ne sont-elles pas devenues une manière de recréer de l’aristocratie culturelle ? N’ont-elles pas succombé à la tentation sélective ? Et n’y ont-elles pas vu un accès à ce que leurs créateurs envisageaient comme une revendication de l’expression artistique ?

Au fond, Westworld parle, au-delà d’elle-même, de la reconnaissance. On a pu voir dans les résurrections incessantes des robots une illustration du concept de l’éternel retour tel qu’il fut appréhendé et développé par Nietzsche. Cette interprétation est rien moins que certaine. Pour le philosophe allemand, la notion induit une volonté du sujet et notamment le choix entre revivre infiniment, dans ses moindres détails, son existence et un refus du néant.

Il ne s’agit pas, dès lors, d’un problème cyclique de la réincarnation (le karma), comme elle est présentée dans différentes philosophies orientales où l’être présent détermine l’être futur, ce qui est exactement ce que la série ressuscite au travers des différentes lignes temporelles. En clair, les personnages deviennent le résultat de ce qu’il furent. Ils n’échappent ni à leur passé, ni à leur présent, ni à leur avenir.

Malgré tout Nietzsche n’est pas absent de l’équation. Les hosts sont ce que l’auteur du Zarathoustra qualifiait de « petits hommes », autrement dit des individus animés par la vengeance et par une morale d’esclave. Leur faiblesse tient à leur incapacité à réfuter l’éternel retour et à ne faire preuve d’aucune volonté de nature à accepter le néant.

En fait, Westworld tend certainement plus volontiers vers la dialectique du maître et de l’esclave fondée sur la conscience de Hegel. A cette lutte entre celui qui reconnaît et celui qui est reconnu. La ligne de partage entre ces deux positions est illustrée un nombre incalculable de fois lors des scènes dans les locaux de la direction du parc.

Symboliquement, elle s’exprime par la distinction entre ceux qui sont habillés et ceux qui sont nus. Même si l’un de ceux qui devrait être nu est habillé: Bernard (Jeffrey Wright). Sans doute parce qu’il abrite l’âme d’Arnold, le co-créateur du parc avec le Dr. Ford. La concession est bien mince et elle est justifiée par l’entreprise de manipulation qui sert d’axe premier à la série.

Hormis cela, tout entre dans les cases de la théorie hégélienne. L’affrontement entre deux êtres conscients, entre Dolores et le Dr. Ford, qui est la bataille originelle du parc. Le besoin unilatéral du maître de la reconnaissance de son/ses esclave(s). La dépendance du maître à l’égard de ses esclaves dans la reconstitution secrète d’une enclave du parc par Ford. La dépendance matérielle du maître à l’esclave figurée par le conseil d’administration du parc.

L’activité des esclaves qui sont actifs alors que le maître ne l’est plus et la dépendance de celui-ci à l’égard de ceux-là car le maître ne produit plus rien. La transformation est provoquée par l’esclave (même s’il est contrôlé). La prise de conscience des esclaves par la peur de mourir, illustrée par le cimetière des bataillons de hosts immobiles, debout et nus dans le centre de direction du parc. Comprenant son individualité, l’esclave devient alors pour Hegel l’acteur de sa révolution.

Dire que la série n’a pas une véritable préoccupation populaire n’est pas lui faire injure. Elle fait partie de ces productions qui, l’une après l’autre, entendent imposer un climat froid, volontairement peu accessible. Pensons à la magnifique The Leftovers. Elles viennent se substituer au cinéma d’auteur américain et poussent la logique encore un peu plus loin.

Même si elles exploitent des ficelles connues pour drainer le public sur le web, elles cherchent autre chose. Peut-être que Westworld, en venant prolonger Game of Thrones, récit littéraire de niche devenu phénomène télévisuel mondial, est la première série post-populaire.

(Photo: HBO)


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