Magazine Politique

Youssef Abdelké : pas seulement un opposant

Publié le 14 décembre 2016 par Gonzo
Carton d'invitation pour l'exposition de Y. Abdelké à Damas.Carton d’invitation pour l’exposition de Y. Abdelké à Damas.

C’est vraiment manquer aux convenances que de publier, alors que s’achève la bataille d’Alep, un texte qui tire prétexte de l’inauguration prochaine d’une exposition d’art dans une galerie de Damas pour dénoncer, avec violence, les errements de ceux qui prétendent soutenir la révolution. Dans l’unanimité facile des commentaires univoques sur les barbaries commises par le régime et ses alliés à Alep, mon choix de faire entendre cette voix venue de Damas va certainement passer, aux yeux de certains, pour de la provocation.

À ces éventuelles critiques je pourrais répondre que je ne vois guère l’intérêt de consacrer du temps et de l’énergie à ces chroniques si c’est pour y répéter (en moins bien) ce qu’on entend à toute heure du jour et de la nuit dans les médias. Pour ces billets, ma seule règle est de retenir des textes, ou des sujets, qui sortent précisément des sentiers battus et incitent à réfléchir autrement, à s’interroger par conséquent sur ce qui se passe dans ce qu’on appelle « le monde arabe ». Pas forcément, d’ailleurs, dans le seul de faire adhérer au point de vue qui est exposé – le mien éventuellement, même s’il m’arrive de n’être qu’un intermédiaire, et même si le choix d’un texte ou d’un sujet n’est jamais neutre, bien entendu – mais plutôt pour donner à connaître (surtout quand on n’a pas accès à la langue arabe) des points de vue qui méritent d’être davantage entendus. C’est particulièrement le cas de Youssef Abdelké, et de toute une partie de l’opposition syrienne (à l’intérieur du pays ou non), qui peine à se faire entendre, même dans des tribunes en principe alternatives. Et dans le climat actuel, pas loin d’être hystérique à mes yeux (pardon à celles que cet adjectif choque !), il faut, je crois, rappeler l’existence d’autres voix de l’opposition syrienne, des voix qui, notamment, ont condamné dès les premières semaines des soulèvements, les risques terribles du choix des armes.

Cette traduction m’est également apparue d’autant plus nécessaire que ce texte évoque, au sein de cette opposition, le destin d’un artiste syrien exceptionnel. En dépit de sa célébrité internationale, bien peu de voix se sont levées pour prendre sa défense lorsqu’il a été victime de la répression du régime (voir ces billets publiés durant l’été, lors de sa dispartion, puis de sa libération un mois plus tard et enfin à l’occasion d’un entretien publié dans le quotidien libanais Al-Safir).

Al-Safir, justement, qui a annoncé récemment qu’il cessera de paraître à la fin de l’année. La fin programmée d’un quotidien de cette qualité va restreindre encore un peu plus l’éventail des opinions qui s’expriment dans une région, toujours plus dominée par l’argent des puissances du Golfe. Une autre raison pour cette traduction, qui est donc aussi un hommage à ceux qui résitent.

Youssef Abdelké : pas seulement un opposant, par Thaer Deeb (ثائر ديب)

L’exposition, à Damas, des œuvres de l’artiste Youssef Abdelké ouvrira ses portes samedi [17 décembre]. Fort bien, et alors ? Qu’y a-t-il d’extraordinaire à cela ?

Bien des choses en réalité, qui en disent long et qui peuvent déconcerter. Des choses qui naissent du travail de ce créateur, comme d’habitude, mais qui vont au-delà également, et touchent à la situation actuelle en Syrie. Car cela signifie qu’il y a des Syriens qui sont restés sur leur terre et qui vont profiter à nouveau de ce que leur offre ce grand créateur. D’ailleurs, si je devais avoir à ne retenir qu’une seule chose pour résumer la grandeur de la Syrie, son humilité aussi, son enracinement dans une histore locale et son universalisme, son raffinement artistique allié à une sensibilité populaire, la complexité de son intelligence en même temps que sa simplicité, sa vitalité, son refus des forces mortifères, sa pureté et sa capacité à compatir à travers les larmes et les drames, c’est un tableau de Youssef Abdelki que je choisirais aujourd’hui, sans parti-pris ni sectarisme, une des ces œuvres qui parlent au monde de l’essence de la Syrie, qui rappellent que la dictature ne s’y est jamais exercée sans rencontrer d’opposition, que les massacres n’y ont pas été perpétrés sans résistance. Et aussi qu’il se trouve des gens, hier comme aujourd’hui, pour couvrir d ‘éloges la contre-révolution, ses voleurs et ses idiots utiles, vantant sa pureté, sa lucidité et ses artistes si raffinés.

Cela signifie également qu’il y a des artistes authentiques, qui continuent à vivre, à créer et à résister dans leur pays. En dépit des circonstances épouvantables, du manque de tout et des dangers. En totale contradiction avec la fable risible que répandent les « combattants » et les « révolutionnaires » qui ne se contentent pas de rejetter la paix mais crient haut et fort pour appeler à la paix dès lors qu’eux sont bien en sûreté. Leur fable voudrait faire croire qu’il n’y a plus personne en Syrie qui ait la moindre valeur artisitique ou culturelle. Ils nous rejouent un air déjà entonné autrefois par les opposants irakiens, jusqu’à ce qu’on découvre l’énormité de cette imposture.

Je n’ai pas besoin ici de m’étendre sur l’art de Youssef et sur sa sincérité, sur son rejet des mécènes de l’opposition et de toute leur clientèle, son aversion pour les ambassadeurs étrangers et leurs admirateurs. Youssef fait partie, hier comme aujourd’hui, d’un courant nationaliste et démocratique de gauche qui représente ce que la Syrie a produit de plus lucide, de plus intègre, un courant dont les Syriens savent aujourd’hui combien il s’est opposé à la dictature, combien il a consenti de sacrifices pour la supprimer, combien il a dû s’opposer dans le même temp aux escrocs, aux marchands empressés de la révolution, aux fils de bonnes familles, à ceux qui prétendent tout savoir, aux philosophes du sectarisme, aux écrivains pour les relations publiques, aux révolutionnaires sans mémoire de l’argent du pétrole… Tous ceux qui n’ont rien fait d’autre que de contribuer à plonger le pays dans un bain de sang, tous ceux qui ont offert le soulèvement des Syriens sur un plateau d’argent aux plus réactionnaires et aux plus rétrogrades des forces locales, régionales et internationales, tous ceux qui se sont contentés d’observer de loin les ruines d’un pays plongeant dans la destruction, se suicidant…

Cela signifie, finalement, que si la Syrie doit renaître, et elle le fera, bien entendu, cela se fera de l’intérieur, depuis son territoire, par ceux qui s’y sont accrochés et ceux qui ont été obligés de le quitter mais pour y revenir ensuite. Et non pas ceux qui se sont empressés de sauver leur peau quand bien même on ne leur avait rien fait, ceux qui ont fait de ce qu’ils avaient eu éventuellement à subir une rente mensuelle. Pas ceux qui ont vendu l’honneur de l’opposition syrienne, dans son entier, à tous les prédateurs de la terre, aux pires des régimes, les suppliant de « frapper » leurs concitoyens restés dans la patrie, imitant en cela un régime qu’ils prétendent combattre.

La renaissance de la Syrie est un pari que relèveront, sans aucun doute, des Syriens tels que Youssef, des opposants pareils à lui pour lesquels la victoire ne saurait passer par la suppression des libertés, ni la chute de la dictature par l’oubli de la question nationale et des problèmes sociaux. Car ils ont toujours su les dangers que faisaient encourir de telles positions, ils l’ont dit haut et clair lorsque le peuple s’est soulevé, quand bien même l’interminable répression sauvage du régime a-t-elle essayé de faire taire leur voix ; une qui n’était plus guère audible sous les cris d’une opposition dont on savait bien, en Syrie, qu’elle était « un cimetière de l’espoir », un façon d’arracher ses premiers germes avant même qu’ils n’aient pu véritablement pousser.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Gonzo 9879 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines