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Égypte : pas de divorce entre l’État et l’institution religieuse

Publié le 08 février 2017 par Gonzo
Égypte : pas de divorce entre l’État et l’institution religieuseConférence mondiale sur les fatwas. Le Caire, août 2015

Depuis le XIXe siècle, les institutions de l’islam ne cessent de se réformer. Sur l’épineuse question des avis juridiques – éventuellement contradictoires – que les fidèles réclament auprès de personnes versées dans les matières religieuses, un changement d’importance est intervenu en Égypte en 1899 lorsque le khédive Abbas II Hilmi nomma le réformateur Mohamed Abduh « mufti » d’Égypte (mufti al-diyar selon l’expression consacrée). En retirant cette fonction des prérogatives traditionnelles du cheikh d’Al-Azhar, le pouvoir politique accordait en théorie plus d’indépendance à l’organisme chargé d’émettre ces avis. Mais, dans le même temps, il confirmait une évolution prise deux décennies plus tôt sous Ismaïl Pacha, celle d’une rénovation de l’institution qui l’associait de plus en plus étroitement au pouvoir politique sur la voie de la modernisation.

D’ailleurs, plus d’un siècle plus tard, la question fait toujours débat. Sur son site officiel, l’actuelle Dar al-Iftaa consacre une assez longue rubrique à son histoire. Elle s’applique tout particulièrement à réfuter ceux qui lui dénient toute légitimité du fait que sa création, qui n’a guère plus d’un siècle, fut décrétée au temps du protectorat britannique. D’où les soupçons que cette décision avait en réalité pour but de mettre la loi au service de l’occupant étranger. Un point de vue irrecevable, argumentent les rédacteurs du site, pour plus d’une raison (dont les arabophones pourront prendre connaissance ici). Pourtant, l’actualité récente confirme que les interprétations humaines des décrets divins tiennent compte, au moins autant qu’autrefois, des injonctions du pouvoir politique. Entre l’institution religieuse et le pouvoir politique, le divorce est moins que jamais à l’ordre du jour !

Répondant à un discours prononcé en décembre 2014 par le président Sissi qui les exhortait à réformer leur enseignement pour mieux répondre aux défis du moment, les responsables d’Al-Azhar ont ainsi organisé quelques mois plus tard une importante conférence internationale intitulée « Fatwas, problématiques réelles et avenir » (الفتوى.. إشكاليات الواقع وآفاق المستقبل). Elle a réuni une cinquantaine de muftis venus du monde entier pour lutter contre « le chaos des avis juridiques » en mettant en place une charte des bonnes pratiques, complétée par des sessions de formation destinées aux spécialistes. Conformément à la demande présidentielle, puissance tutélaire de la rencontre, l’objectif avoué consistait à lutter contre l’extrémisme en valorisant, de toutes les manières possibles, « l’islam modéré ». En centralisant l’information chez elle, ce qu’elle considère légitime au regard de la place d’Al-Azhar dans l’islam (sunnite), Dar al-iftaa se donne désormais pour mission, notamment à travers un « observatoire de la fatwa », de mieux repérer les avis considérés comme déviants et de les contrer plus efficacement en développant une contre-argumentation de qualité.

Dans cet esprit, le site spécialisé sur les avis juridiques qui existait déjà depuis une dizaine d’années a été sérieusement reboosté. En huit langues (parmi lesquelles on remarque le swahili et l’ourdou mais pas le persan, chiisme oblige !), les musulmans du monde entier peuvent gratuitement demander, s’ils ne trouvent pas de solution dans la base de données disponible en ligne, un avis autorisé sur les questions qui les préoccupent. Cela peut se faire par téléphone, avec un opérateur en direct ou encore en laissant la question sur un répondeur, mais aussi par le biais d’un formulaire sur internet, voire par télécopie… La réponse peut leur parvenir selon les mêmes voies, y compris accompagnée d’un certificat d’authentification en cas de besoin. Apparemment dopé par cette mise à jour, la fréquentation a beaucoup augmenté sur un site qui s’accompagne bien entendu de toute la gamme des réseaux sociaux disponibles, à commencer par des comptes sur Facebook (plus de 5 millions « d’amis »), Instagram et Twitter, qui diffusent notamment des vidéos en arabe et bientôt en anglais sur les questions les plus fréquentes ou les plus importantes.

Avec de tels outils, il est maintenant possible d’aller un peu plus loin. C’est bien le sens d’un projet de loi, déposé à la fin de l’année dernière, qui prévoit des amendes pour les imp(r)udents qui oseraient délivrer des avis non autorisés. À 110 dollars la « fatwa sauvage », peine qui peut se transformer en prison ferme en cas de récidive, le régime espère être en mesure de mettre rapidement un peu d’ordre dans la pagaïe des avis juridiques…

Ce que l’on peut observer sur la scène spécialisée de la fatwa n’est en réalité qu’une facette de la politique d’Abdel-Fattah Sissi pour « nationaliser » – ta’mîm, c’est le terme souvent utilisé dans la presse – toutes les ramifications de l’institution religieuse. Depuis qu’il a renversé, en juillet 2013, son prédécesseur, Mohamed Morsi, le président-maréchal a multiplié les mesures en ce sens. La mise en place, en novembre 2014, du Conseil des administrateurs des œuvres de charité (majlis umanâ’ bayt al-zakât wal-sadaqât al-misri va clairement dans ce sens. Les fonds de ce que l’on appellerait, en France, les œuvres sociales, sont donc maintenant placés sous la responsabilité d’un conseil où siègent, à côté des religieux, des administrateurs politiques (ministre, gouverneur de la Banque centrale, etc.)

Alors que revient régulièrement, sous des prétextes de sécurité, le projet d’une « police sociale » (شرطة مجتمعية ) qui serait notamment chargée d’empêcher « les comportements déviants de la jeunesse » et qui fait irrésistiblement penser à ce qui existe de longue date en Arabie saoudite, le sujet qui a fait le plus débat reste, incontestablement, la mise en place d’un « prêche unifié » pour les sermons du vendredi. Clairement, l’objectif pour le pouvoir consiste à reprendre le contrôle de la prédication religieuse, en particulier sur la petite minorité des mosquées à l’écart du réseau officiel. Une politique qui, par ailleurs, met en rivalité les différentes branches qui, au sein de l’islam officiel, se considèrent comme les seules légitimes pour une telle mission de salubrité publique. Aux dernières nouvelles, la farouche bataille qui a opposé pendant des mois les cheikhs d’Al-Azhar à ceux de Dar al-Iftaa et du ministère des Waqfs s’est terminée au bénéfice de ces derniers qui ont annoncé fièrement un programme annuels de 52 prêches « actuels, parlant de choses quotidiennes et fondamentales, renouvelant le discours [religieux] à travers un discours actuel cohérent par rapport à la vie, aujourd’hui et à l’avenir » (“تواكب العصر وتتحدث عن أمور حياتية ومصيرية تتعلق بتجديد الخطاب من خلال قضايا عصرية تناسب حياة الناس في الوقت الحالي وفي المستقبل).

Égypte : pas de divorce entre l’État et l’institution religieuse
Photo de famille des experts en fatwas avec le président Sissi.

Ces différentes mesures prises (ou projetées) par le régime peuvent surprendre de la part de quelqu’un qui a justifié sa prise de pouvoir en arguant du risque de la création d’une théocratie par les Frères musulmans. Toutefois, les choix du président Sissi vont sans aucun doute dans le sens de l’histoire moderne de l’Égypte, comme le montre la question des fatwas évoquée en introduction de ce billet. Par ailleurs, ce n’est pas forcément une mauvaise politique, pour celui qui veut les utiliser à son profit, que de mettre en concurrence les différents appareils de l’islam officiel, quitte à provoquer quelques grincements de dents et autres accès de mauvaise humeur. C’est en ce sens, me semble-t-il, que l’on doit interpréter les dernières grogneries d’Al-Azhar qui rappellent, au contraire de ce qu’aurait souhaité la présidence, qu’un divorce est (religieusement) valide dès lors que la formule rituelle a été prononcée, et quand bien même la « sentence » n’est pas suivie d’un enregistrement légal.

Sans surprise, ce sont les Égyptiennes qui vont continuer à faire les frais de ces querelles entre hommes du/de pouvoir.


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