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Dieu ou les bougies d'allumage

Par Jmlire

" Un jour, il y a de cela une trentaine d'années, j'ai été entraîné par le courant. C'était sur un affluent du Zambèze, à l'extrême nord-ouest de la Zambie, dans la région de Mwinilunga. Nous étions quatre, serrés dans un petit hors-bord en plastique ; nous avions remonté le courant puis coupé le moteur pour redescendre au fil de l'eau et pêcher le tigerfish, le poisson-tigre. À un certain endroit, le fleuve formait une fourche. nous devions emprunter le bras qui nous ramènerait à l'endroit où nous avions laissé tentes et voiture. Il était vital de redémarrer le moteur à temps, car cette fourche était un lieu de rassemblement pour les hippopotames. Or ceux-xi venaient d'avoir des petits et étaient extrêmement agressifs. peu de gens savent que l'hippopotame, avec sa nonchalance trompeuse, est l'animal qui tue le plus de personnes chaque année en Afrique. Évidemment, quand le barreur a tiré sur la cordelette du lanceur, le moteur n'a pas démarré. Au début, nous avons trouvé ça drôle. Mais on distinguait déjà les têtes des hippopotames en aval. Nous n'avions aucune chance de réussir à passer au large en utilisant les avirons. Et si le bateau arrivait au milieu d'eux, ce serait fini. Ils le feraient chavirer illico et nous tueraient proprement en nous coupant en deux d'un coup de leurs mâchoires géantes.

Dieu ou les bougies d'allumage
Un étrange silence est descendu pendant que le barreur - qui était celui parmi nous qui connaissait le mieux le bateau - tirait fébrilement sur la ficelle. Il n'y avait rien à dire. Nous savions tous ce qui arriverait s'il ne réussissait pas dans les minutes à venir. Se jeter à l'eau et tenter de gagner la rive à la nage, ce n'était pas non plus une bonne idée. Le fleuve était infesté de crocodiles. Nous serions engloutis et broyés bien avant d'atteindre le rivage.

Par bonheur, le moteur a fini par démarrer. Nous avons eu le temps de virer et de passer au large.

Ce soir-là, au campement, nous étions plus silencieux que d'habitude. Le feu crépitait, les flammes dansaient sur nos visages.

Bien des années plus tard, j'en ai reparlé avec l'un des membres de l'équipée. Je lui ai demandé à quoi il avait pensé pendant que nous descendions le courant tout droit vers les hippopotames. Il n'a pas eu besoin de réfléchir. Il avait souvent revécu cet instant en pensée.

" Je cherchais fébrilement une issue. Mais il y en avait pas. C'est la seule fois de ma vie où j'ai renoncé. Quand le moteur est reparti, j'ai pensé qu'il y avait un Dieu tout compte fait. Ce qui s'est passé à ce moment là n'était pas de l'ordre de l'humain.

- Les bougies étaient noyées, c'est tout. La religion n'a rien à voir là-dedans."

Mon ami n'a rien dit. Pour lui, l'hypothèse d'un Dieu était plus satisfaisante.

C'était son choix. Ce n'était pas le mien. Dieu où les bougies d'allumage.

Nous n'avions pas fait le même."

Henning Mankell : extrait de "Sable mouvant, fragments de ma vie" Seuil 2015

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