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Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #23

Par Artemissia Gold @SongeD1NuitDete

loupgarou

CHAPITRE 23

En quelques secondes seulement, Gabriel obtint les réponses qu’ils cherchaient depuis son arrivée. La première concernait la chose qui venait de réduire en miettes la porte d’entrée dont il évita de peu les éclats. Il avait combattu assez de loups-garous pour savoir que la créature qui s’avançait doucement vers eux n’en était pas un malgré des points communs flagrants : des yeux rouges, un corps musculeux recouvert d’un pelage dru, noir de geai, une taille qui frôlait les deux mètres – ce qui le contraignit à se plier pour pénétrer dans la masure de la guérisseuse – et une gueule de canidé armée de crocs bien plus proéminents que ceux des lycans. Mais contrairement à ces derniers – ou du moins à ceux qu’il avait déjà tués- la bête ne s’était pas complètement départie de quelques caractéristiques humanoïdes. Aussi, une fois l’encadrement de la porte franchie, se redressa-t-elle de toute sa taille et avança sur ses deux pattes arrière. Gabriel eut alors tout le loisir d’admirer les griffes dont étaient pourvues ses pattes et de s’étonner encore que Rose ait pu échapper sans plus de dommages à ces lames acérées. Un grognement sourd le rappela à des considérations plus présentes et à la deuxième réponse à l’une de ses interrogations : les effets de l’alcool de Grégoire ne s’étaient pas entièrement dissipés et ralentissaient encore ses réflexes.

Il reçut le premier revers de pattes en pleine figure sans l’avoir vu venir et atterrit sans cérémonie dans le lit de la guérisseuse. Le libertin qu’il était n’aurait pas manqué d’apprécier l’ironie de la chose si dans la région ces derniers n’étaient pas enfermés dans un meuble massif dont Gabriel apprécia la dureté lorsque son dos le percuta de plein fouet. Le bois se fissura… A moins qu’il ne s’agît de sa colonne vertébrale. Il ne sut pas vraiment. Quoi qu’il en fût, la douleur se diffusa comme une onde dans tout son corps. Il resta un bref moment étourdi au sol tandis que la créature venait de trouver une nouvelle cible. Décidément, Annwenn avait des réflexes bien plus alertes que lui ce jour-là. Bien qu’elle ait exprimé une certaine crainte quand la bête était apparue, elle avait vite repris ses esprits et, tandis que Gabriel éprouvait la solidité de sa couche, elle s’était saisie de la lame tombée sur la table. Cette dernière ne tarda pas à voler également à travers la pièce et se brisa contre les étagères bien pleines. Le fracas de verre ne suffit pas à étouffer le hurlement qui s’échappa de la gueule menaçante. Le seul obstacle entre elle et sa proie évincé, la créature s’avança vers Annwenn qui, lame en avant, recula jusqu’à ce que le manteau de la cheminée n’avorte toute tentative de fuite.

Remis du coup, Gabriel chercha autour de lui une arme quelconque avant de se remettre sur pied. L’impact de sa personne contre le meuble avait fait éclater les panneaux de bois coulissants qui protégeaient le lit des rigueurs du froid. D’un coup de poing, il en brisa une latte à l’extrémité brisée en pointe. La position d’Annwenn devenait plus que précaire. Sans se laisser impressionner par la fine épée qu’elle brandissait et les coups que la guérisseuse tentait de lui asséner, le mastodonte, qui la dépassait de deux têtes, parait chacune de ses tentatives. Il finit par s’emparer de la lame. Celle-ci opposa autant de résistance qu’une brindille lorsque la patte puissante de l’animal démoniaque la brisa en deux. Gabriel bondit sans attendre. Son mouvement ne passa pas inaperçu. Son adversaire, en alerte, se retourna aussitôt vers lui, bras écartés et toutes griffes dehors. Un grognement sourd découvrit ses crocs.

— Vous conviendrez, mon cher, que ce combat est quelque peu déloyal. En temps normal, je traque et, vous autres, vous êtes pris par surprise… Histoire de compenser les atouts que je ne possède pas, voyez-vous.

Il désigna d’un geste vague l’ensemble des attributs de la chose qui risquaient de le déchiqueter, le mordre ou l’amputer d’une partie de son anatomie. Voire les trois… quel que soit l’ordre. Ce fut d’ailleurs le seul mouvement que lui autorisa l’Egaré. Loin d’être sensible au trait d’humour, le thériantrope ne bougea pas quand, en guise de conclusion, Gabriel tenta de lui planter la latte pointue dans le torse. Et pour cause. Malgré la force peu commune dont il disposait, l’immortel se heurta à un mur. La seule chose qui craqua sous le coup fut le bois qui se brisa en ne laissant pas la moindre égratignure.

— D’accord…, constata-t-il piteusement en fixant le malheureux copeau qui lui resta dans la main. Annwenn… fuyez !

Face à la montagne qui s’élevait devant lui, Gabriel ne pouvait voir où se trouvait la guérisseuse et ce fut bientôt le cadet de ses soucis. La poigne de fer de la bête se referma à une vitesse étonnante autour de son cou. L’immortel jura entre ses dents scellées quand les griffes acérées se plantèrent dans sa chair. Très vite, le souffle et un appui au sol lui manquèrent. Puisant dans ses ultimes ressources épargnées par les excès en tout genre, Gabriel se saisit d’une main du bras qui tentait de l’étouffer et de son autre poing fermé frappa de toutes ses forces à la jointure du coude. Si le coup ne fit pas céder l’Egaré, cela le fit plier suffisamment pour faciliter une attaque plus directe dans la face peu avenante qui écumait de rage. Usant du ridicule débris de bois qu’il avait gardé enfermé dans son poing, Gabriel visa l’une des orbites rougeâtres qui le fixait et toucha dans le mille. La chose poussa un hurlement de douleur et de rage mêlées. Elle desserra son étreinte suffisamment longtemps pour que l’immortel puisse se dégager.

Tandis que l’animal chancelait, déséquilibré par son aveuglement, Gabriel chercha Annwenn du regard. Il s’attendait à ce qu’elle se soit enfuie ou recroquevillée dans un coin, mais certainement pas à la voir se saisir une bûche incandescente dans l’âtre et à attaquer à son tour l’Egaré au flanc. L’idée fut des plus astucieuses. Les poils drus s’enflammèrent comme des fétus de paille. Terrassé par les flammes qui se propageaient le long de son dos, il devint incontrôlable. Entre deux mouvements désordonnés, il émit un rugissement qui avait dû s’entendre jusqu’au village. Il fit brutalement reculer Annwenn contre le mur où se trouvaient jadis ses étagères.

— Sortez ! lui hurla Gabriel pour couvrir les grognements.

Elle profita d’un ultime coup que Gabriel porta à la chose pour se précipiter au dehors. L’Egaré perdit l’équilibre et s’effondra sur le sol de pierre. Sa chute eut l’effet pervers d’étouffer les flammes qui atteignaient sa tête de loup. L’immortel constata alors avec dépit que son œil crevé et le cuir brûlé commençaient déjà à se régénérer. Il ne perdit pas plus de temps et quitta la maison.

Dehors, la nuit s’était abattue comme un couvercle sur le village. Comme depuis son arrivée, les lourds nuages masquaient le ciel et l’astre lunaire. Sa vue plus aiguisée que celle d’un mortel s’accommoda rapidement à l’obscurité et repéra presque aussitôt la silhouette de la guérisseuse claudiquant sur le chemin rocailleux qui menait à la route. Gabriel courut sur une centaine de mètres avant de jeter un regard derrière lui. Le silence s’était abattu dans la maison. Hormis la porte défoncée, rien ne laissait imaginer ce qui venait de se passer à l’intérieur. La bête était-elle encore là à attendre de s’être entièrement régénérée ou s’était-elle enfuie ? Il n’avait aucune envie d’aller vérifier pour le moment. Pas avant de savoir à quoi il avait réellement à faire.

Plus rapide qu’Annwenn, il la rejoignit comme elle parvenait à la route qui remontait vers le village. Elle poussa un cri de surprise lorsqu’il l’agrippa par le coude.

— C’est moi, la rassura-t-il en haussant la voix pour couvrir le concert du vent qui semblait toujours se lever en même temps que la marée montante et la tombée de la nuit.

Son chignon s’était défait dans sa fuite et sa chevelure blonde virevoltait autour de son visage blême. Elle jeta des regards anxieux autour d’eux. A bout de souffle, elle peinait à reprendre sa respiration.

— Ne restons pas là : je l’ai perdu de vue !

Joignant le geste à la parole, il voulut se saisir d’une de ses mains qu’elle comprimait contre sa poitrine. Le geste n’avait rien de brutal pourtant Annwenn émit une plainte et se dégagea aussitôt. Elle desserra le poing et dévoila une paume affreusement brûlée. Son initiative n’avait peut-être pas été aussi bien pensée qu’il n’y paraissait. Gabriel n’en fut pas moins impressionné. La jeune femme avait décidément un sacré cran et c’était loin de lui déplaire. Ils reprirent aussitôt leur course folle. Jusqu’à la place du village, ils ne croisèrent pas âme qui vive. Comme chaque soir, tous s’étaient retranchés chez eux. Portes et volets étaient clos. Il en était de même pour le presbytère auquel ils parvinrent hors d’haleine. Le poing de Gabriel s’abattit sur le battant à plusieurs reprises avant que le cliquetis de la clé dans le pêne ne se fasse entendre. Pendant tout le temps que dura leur attente, Annwenn tenta de percer les ténèbres qui enveloppaient la place du village. Elle s’était laissée conduire aveuglément par cet insupportable individu qui, elle devait bien le reconnaître, lui avait été d’une aide certaine cette nuit-là.

Quand Grégoire ouvrit enfin la porte, il manqua de partir à la renverse, bousculé par Gabriel trainant la guérisseuse derrière lui. Celui-ci referma lui-même le verrou – maigre protection contre la force de la créature. Il misait surtout sur le fait que cette dernière ne s’aventurait pas au milieu du village et encore moins dans un lieu saint. Bien qu’aucun écrit n’affirmât un quelconque effet des endroits consacrés sur les Egarés, force était de constater que ces derniers –par instinct- les fuyaient comme la peste.

— Seigneur, mais que s’est-il passé ?!

L’affolement de Grégoire plus que le raffut de leur arrivée fracassante tira aussitôt Rose de l’état vaseux dans lequel elle était plongée depuis le matin. Sans prendre le temps de se couvrir, elle sortit du lit, un simple bandage entourant son buste. La douleur l’avait saisie dès qu’elle avait fait un mouvement pour se lever. Avec la démarche incertaine de celle qui depuis le matin surestimait ses forces, elle s’avança dans la pénombre de la chambre, à la fois tétanisée par l’angoisse et rassurée d’entendre la voix de son protecteur. Mais ses jambes ne l’entendirent pas de cette oreille. Elles l’abandonnèrent lâchement au moment où elle parvint à la porte de la chambre. Elle s’effondra sur le carrelage glacial. Alerté par le bruit de sa chute qu’il fut le seul à percevoir, Gabriel abandonna aussitôt les explications qu’il s’efforçait de rendre claires et surtout brèves. Quand il tenta d’ouvrir la porte, celle-ci buta contre la jeune fille qui tentait tant bien que mal de se remettre debout en prenant appui sur une chaise.

— Où étiez-vous passé ? l’interrogea-t-elle d’emblée sans lui laisser le temps de lui venir en aide.

Gabriel la souleva de terre avant de répondre à sa première question qui, il en était certain, serait bientôt suivie d’une multitude d’autres. D’autant que l’adolescente, pendue à son cou, ne manqua pas de remarquer son col de chemise tâché de sang.

— Vous l’avez trouvée ? Elle vous a blessé ? Vous l’avez blessée ?

L’immortel la déposa avec précaution sur le lit et rabattit les couvertures jusque sous son menton. Elle s’en débarrassa aussitôt pour libérer ses bras. Dans ses gestes trop impulsifs, elle en oublia une fois de plus ses blessures et grimaça lorsque la douleur se rappela à son bon souvenir.

— Alors vous avez trouvé ce monstre, oui ou non ? insista-t-elle en veillant toutefois à rester calée dans une position qui ne la faisait pas trop souffrir.

Assis au bord du lit, Gabriel esquissa un sourire.

— Disons que c’est plutôt lui qui nous a trouvés…

— Qui ça « nous » ?

— Annwenn, l’herboriste…

A ce nom, Rose fronça ouvertement le nez. L’immortel lui lança un regard suspicieux.

— Un problème ?

Elle secoua la tête et chassa la question d’un revers de main.

— De quel genre d’Egaré s’agit-il ?

Grégoire entra précisément à ce moment. Une bonne chose, pensa Gabriel. De cette manière, il n’aurait pas à répéter son récit.

— Justement, j’ignore précisément ce que s’est. Compte tenu du temps écoulé entre chaque agression, j’étais à peu près sûr qu’il ne s’agissait pas d’un loup-garou traditionnel. Et effectivement…

Il s’interrompit pour jeter un coup d’œil circulaire à la pièce. Son regard s’arrêta sur l’étroit bureau installé sous l’une des fenêtres. Il se leva et fouilla dans la paperasse entassées pour trouver une feuille vierge et un crayon à papier. Cherchant un appui rigide pour poser sa feuille, il se tourna tout naturellement vers la Bible posée sur la table de chevet et reprit place auprès de Rose. Grégoire approcha la lampe qu’il tenait de l’immortel et regarda par-dessus son épaule. Dès les premiers coups de crayon, le prêtre ronchonna, se dirigea lui aussi vers son bureau pour y prendre un ouvrage quelconque qu’il colla sur l’esquisse de dessin de la créature. D’un geste protecteur, il récupéra sa Bible comme un enfant qui sent son jouet menacé par camarade peu scrupuleux. Gabriel ne cacha pas son amusement face à l’ecclésiastique qui le surplombait en tenant fermement son livre contre lui.

— De quoi avez-vous peur ? Que je contamine vos Saintes écritures ou que par un procédé magique mon croquis de bête maléfique ne s’incarne au milieu du récit de ce bon vieux Noé et de son arche ?

Grégoire se contenta de hausser les épaules et se vexa comme un pou sur un crâne chauve lorsqu’il se rendit compte que Rose s’amusait, elle aussi, de son attitude pudibonde. L’immortel avait définitivement une mauvaise influence sur elle ! Tandis que celui-ci poursuivait en silence le portrait du monstre, Grégoire ne put s’empêcher de remarquer à quel point la présence de son protecteur redonnait aussitôt de l’éclat au regard clair de la jeune fille. Toute l’après-midi, il avait dû se battre pour qu’elle consente à rester tranquille. Persuadée que l’absence de Gabriel était trop longue et qu’il avait dû se passer quelque chose, elle n’avait cessé de le tanner pour qu’il parte à sa recherche et le ramène. L’immortel n’avait pas agi autrement la veille quand ils étaient au manoir. Lui aussi avait pressenti qu’elle était en danger. Un lien décidément étrange unissait ces deux là. Le rompre n’allait pas s’avérer simple.

Toute reproduction totale ou partielle du texte est interdite sans l’autorisation de l’auteur

loupgarou

CHAPITRE 23

En quelques secondes seulement, Gabriel obtint les réponses qu’ils cherchaient depuis son arrivée. La première concernait la chose qui venait de réduire en miettes la porte d’entrée dont il évita de peu les éclats. Il avait combattu assez de loups-garous pour savoir que la créature qui s’avançait doucement vers eux n’en était pas un malgré des points communs flagrants : des yeux rouges, un corps musculeux recouvert d’un pelage dru, noir de geai, une taille qui frôlait les deux mètres – ce qui le contraignit à se plier pour pénétrer dans la masure de la guérisseuse – et une gueule de canidé armée de crocs bien plus proéminents que ceux des lycans. Mais contrairement à ces derniers – ou du moins à ceux qu’il avait déjà tués- la bête ne s’était pas complètement départie de quelques caractéristiques humanoïdes. Aussi, une fois l’encadrement de la porte franchie, se redressa-t-elle de toute sa taille et avança sur ses deux pattes arrière. Gabriel eut alors tout le loisir d’admirer les griffes dont étaient pourvues ses pattes et de s’étonner encore que Rose ait pu échapper sans plus de dommages à ces lames acérées. Un grognement sourd le rappela à des considérations plus présentes et à la deuxième réponse à l’une de ses interrogations : les effets de l’alcool de Grégoire ne s’étaient pas entièrement dissipés et ralentissaient encore ses réflexes.

Il reçut le premier revers de pattes en pleine figure sans l’avoir vu venir et atterrit sans cérémonie dans le lit de la guérisseuse. Le libertin qu’il était n’aurait pas manqué d’apprécier l’ironie de la chose si dans la région ces derniers n’étaient pas enfermés dans un meuble massif dont Gabriel apprécia la dureté lorsque son dos le percuta de plein fouet. Le bois se fissura… A moins qu’il ne s’agît de sa colonne vertébrale. Il ne sut pas vraiment. Quoi qu’il en fût, la douleur se diffusa comme une onde dans tout son corps. Il resta un bref moment étourdi au sol tandis que la créature venait de trouver une nouvelle cible. Décidément, Annwenn avait des réflexes bien plus alertes que lui ce jour-là. Bien qu’elle ait exprimé une certaine crainte quand la bête était apparue, elle avait vite repris ses esprits et, tandis que Gabriel éprouvait la solidité de sa couche, elle s’était saisie de la lame tombée sur la table. Cette dernière ne tarda pas à voler également à travers la pièce et se brisa contre les étagères bien pleines. Le fracas de verre ne suffit pas à étouffer le hurlement qui s’échappa de la gueule menaçante. Le seul obstacle entre elle et sa proie évincé, la créature s’avança vers Annwenn qui, lame en avant, recula jusqu’à ce que le manteau de la cheminée n’avorte toute tentative de fuite.

Remis du coup, Gabriel chercha autour de lui une arme quelconque avant de se remettre sur pied. L’impact de sa personne contre le meuble avait fait éclater les panneaux de bois coulissants qui protégeaient le lit des rigueurs du froid. D’un coup de poing, il en brisa une latte à l’extrémité brisée en pointe. La position d’Annwenn devenait plus que précaire. Sans se laisser impressionner par la fine épée qu’elle brandissait et les coups que la guérisseuse tentait de lui asséner, le mastodonte, qui la dépassait de deux têtes, parait chacune de ses tentatives. Il finit par s’emparer de la lame. Celle-ci opposa autant de résistance qu’une brindille lorsque la patte puissante de l’animal démoniaque la brisa en deux. Gabriel bondit sans attendre. Son mouvement ne passa pas inaperçu. Son adversaire, en alerte, se retourna aussitôt vers lui, bras écartés et toutes griffes dehors. Un grognement sourd découvrit ses crocs.

— Vous conviendrez, mon cher, que ce combat est quelque peu déloyal. En temps normal, je traque et, vous autres, vous êtes pris par surprise… Histoire de compenser les atouts que je ne possède pas, voyez-vous.

Il désigna d’un geste vague l’ensemble des attributs de la chose qui risquaient de le déchiqueter, le mordre ou l’amputer d’une partie de son anatomie. Voire les trois… quel que soit l’ordre. Ce fut d’ailleurs le seul mouvement que lui autorisa l’Egaré. Loin d’être sensible au trait d’humour, le thériantrope ne bougea pas quand, en guise de conclusion, Gabriel tenta de lui planter la latte pointue dans le torse. Et pour cause. Malgré la force peu commune dont il disposait, l’immortel se heurta à un mur. La seule chose qui craqua sous le coup fut le bois qui se brisa en ne laissant pas la moindre égratignure.

— D’accord…, constata-t-il piteusement en fixant le malheureux copeau qui lui resta dans la main. Annwenn… fuyez !

Face à la montagne qui s’élevait devant lui, Gabriel ne pouvait voir où se trouvait la guérisseuse et ce fut bientôt le cadet de ses soucis. La poigne de fer de la bête se referma à une vitesse étonnante autour de son cou. L’immortel jura entre ses dents scellées quand les griffes acérées se plantèrent dans sa chair. Très vite, le souffle et un appui au sol lui manquèrent. Puisant dans ses ultimes ressources épargnées par les excès en tout genre, Gabriel se saisit d’une main du bras qui tentait de l’étouffer et de son autre poing fermé frappa de toutes ses forces à la jointure du coude. Si le coup ne fit pas céder l’Egaré, cela le fit plier suffisamment pour faciliter une attaque plus directe dans la face peu avenante qui écumait de rage. Usant du ridicule débris de bois qu’il avait gardé enfermé dans son poing, Gabriel visa l’une des orbites rougeâtres qui le fixait et toucha dans le mille. La chose poussa un hurlement de douleur et de rage mêlées. Elle desserra son étreinte suffisamment longtemps pour que l’immortel puisse se dégager.

Tandis que l’animal chancelait, déséquilibré par son aveuglement, Gabriel chercha Annwenn du regard. Il s’attendait à ce qu’elle se soit enfuie ou recroquevillée dans un coin, mais certainement pas à la voir se saisir une bûche incandescente dans l’âtre et à attaquer à son tour l’Egaré au flanc. L’idée fut des plus astucieuses. Les poils drus s’enflammèrent comme des fétus de paille. Terrassé par les flammes qui se propageaient le long de son dos, il devint incontrôlable. Entre deux mouvements désordonnés, il émit un rugissement qui avait dû s’entendre jusqu’au village. Il fit brutalement reculer Annwenn contre le mur où se trouvaient jadis ses étagères.

— Sortez ! lui hurla Gabriel pour couvrir les grognements.

Elle profita d’un ultime coup que Gabriel porta à la chose pour se précipiter au dehors. L’Egaré perdit l’équilibre et s’effondra sur le sol de pierre. Sa chute eut l’effet pervers d’étouffer les flammes qui atteignaient sa tête de loup. L’immortel constata alors avec dépit que son œil crevé et le cuir brûlé commençaient déjà à se régénérer. Il ne perdit pas plus de temps et quitta la maison.

Dehors, la nuit s’était abattue comme un couvercle sur le village. Comme depuis son arrivée, les lourds nuages masquaient le ciel et l’astre lunaire. Sa vue plus aiguisée que celle d’un mortel s’accommoda rapidement à l’obscurité et repéra presque aussitôt la silhouette de la guérisseuse claudiquant sur le chemin rocailleux qui menait à la route. Gabriel courut sur une centaine de mètres avant de jeter un regard derrière lui. Le silence s’était abattu dans la maison. Hormis la porte défoncée, rien ne laissait imaginer ce qui venait de se passer à l’intérieur. La bête était-elle encore là à attendre de s’être entièrement régénérée ou s’était-elle enfuie ? Il n’avait aucune envie d’aller vérifier pour le moment. Pas avant de savoir à quoi il avait réellement à faire.

Plus rapide qu’Annwenn, il la rejoignit comme elle parvenait à la route qui remontait vers le village. Elle poussa un cri de surprise lorsqu’il l’agrippa par le coude.

— C’est moi, la rassura-t-il en haussant la voix pour couvrir le concert du vent qui semblait toujours se lever en même temps que la marée montante et la tombée de la nuit.

Son chignon s’était défait dans sa fuite et sa chevelure blonde virevoltait autour de son visage blême. Elle jeta des regards anxieux autour d’eux. A bout de souffle, elle peinait à reprendre sa respiration.

— Ne restons pas là : je l’ai perdu de vue !

Joignant le geste à la parole, il voulut se saisir d’une de ses mains qu’elle comprimait contre sa poitrine. Le geste n’avait rien de brutal pourtant Annwenn émit une plainte et se dégagea aussitôt. Elle desserra le poing et dévoila une paume affreusement brûlée. Son initiative n’avait peut-être pas été aussi bien pensée qu’il n’y paraissait. Gabriel n’en fut pas moins impressionné. La jeune femme avait décidément un sacré cran et c’était loin de lui déplaire. Ils reprirent aussitôt leur course folle. Jusqu’à la place du village, ils ne croisèrent pas âme qui vive. Comme chaque soir, tous s’étaient retranchés chez eux. Portes et volets étaient clos. Il en était de même pour le presbytère auquel ils parvinrent hors d’haleine. Le poing de Gabriel s’abattit sur le battant à plusieurs reprises avant que le cliquetis de la clé dans le pêne ne se fasse entendre. Pendant tout le temps que dura leur attente, Annwenn tenta de percer les ténèbres qui enveloppaient la place du village. Elle s’était laissée conduire aveuglément par cet insupportable individu qui, elle devait bien le reconnaître, lui avait été d’une aide certaine cette nuit-là.

Quand Grégoire ouvrit enfin la porte, il manqua de partir à la renverse, bousculé par Gabriel trainant la guérisseuse derrière lui. Celui-ci referma lui-même le verrou – maigre protection contre la force de la créature. Il misait surtout sur le fait que cette dernière ne s’aventurait pas au milieu du village et encore moins dans un lieu saint. Bien qu’aucun écrit n’affirmât un quelconque effet des endroits consacrés sur les Egarés, force était de constater que ces derniers –par instinct- les fuyaient comme la peste.

— Seigneur, mais que s’est-il passé ?!

L’affolement de Grégoire plus que le raffut de leur arrivée fracassante tira aussitôt Rose de l’état vaseux dans lequel elle était plongée depuis le matin. Sans prendre le temps de se couvrir, elle sortit du lit, un simple bandage entourant son buste. La douleur l’avait saisie dès qu’elle avait fait un mouvement pour se lever. Avec la démarche incertaine de celle qui depuis le matin surestimait ses forces, elle s’avança dans la pénombre de la chambre, à la fois tétanisée par l’angoisse et rassurée d’entendre la voix de son protecteur. Mais ses jambes ne l’entendirent pas de cette oreille. Elles l’abandonnèrent lâchement au moment où elle parvint à la porte de la chambre. Elle s’effondra sur le carrelage glacial. Alerté par le bruit de sa chute qu’il fut le seul à percevoir, Gabriel abandonna aussitôt les explications qu’il s’efforçait de rendre claires et surtout brèves. Quand il tenta d’ouvrir la porte, celle-ci buta contre la jeune fille qui tentait tant bien que mal de se remettre debout en prenant appui sur une chaise.

— Où étiez-vous passé ? l’interrogea-t-elle d’emblée sans lui laisser le temps de lui venir en aide.

Gabriel la souleva de terre avant de répondre à sa première question qui, il en était certain, serait bientôt suivie d’une multitude d’autres. D’autant que l’adolescente, pendue à son cou, ne manqua pas de remarquer son col de chemise tâché de sang.

— Vous l’avez trouvée ? Elle vous a blessé ? Vous l’avez blessée ?

L’immortel la déposa avec précaution sur le lit et rabattit les couvertures jusque sous son menton. Elle s’en débarrassa aussitôt pour libérer ses bras. Dans ses gestes trop impulsifs, elle en oublia une fois de plus ses blessures et grimaça lorsque la douleur se rappela à son bon souvenir.

— Alors vous avez trouvé ce monstre, oui ou non ? insista-t-elle en veillant toutefois à rester calée dans une position qui ne la faisait pas trop souffrir.

Assis au bord du lit, Gabriel esquissa un sourire.

— Disons que c’est plutôt lui qui nous a trouvés…

— Qui ça « nous » ?

— Annwenn, l’herboriste…

A ce nom, Rose fronça ouvertement le nez. L’immortel lui lança un regard suspicieux.

— Un problème ?

Elle secoua la tête et chassa la question d’un revers de main.

— De quel genre d’Egaré s’agit-il ?

Grégoire entra précisément à ce moment. Une bonne chose, pensa Gabriel. De cette manière, il n’aurait pas à répéter son récit.

— Justement, j’ignore précisément ce que s’est. Compte tenu du temps écoulé entre chaque agression, j’étais à peu près sûr qu’il ne s’agissait pas d’un loup-garou traditionnel. Et effectivement…

Il s’interrompit pour jeter un coup d’œil circulaire à la pièce. Son regard s’arrêta sur l’étroit bureau installé sous l’une des fenêtres. Il se leva et fouilla dans la paperasse entassées pour trouver une feuille vierge et un crayon à papier. Cherchant un appui rigide pour poser sa feuille, il se tourna tout naturellement vers la Bible posée sur la table de chevet et reprit place auprès de Rose. Grégoire approcha la lampe qu’il tenait de l’immortel et regarda par-dessus son épaule. Dès les premiers coups de crayon, le prêtre ronchonna, se dirigea lui aussi vers son bureau pour y prendre un ouvrage quelconque qu’il colla sur l’esquisse de dessin de la créature. D’un geste protecteur, il récupéra sa Bible comme un enfant qui sent son jouet menacé par camarade peu scrupuleux. Gabriel ne cacha pas son amusement face à l’ecclésiastique qui le surplombait en tenant fermement son livre contre lui.

— De quoi avez-vous peur ? Que je contamine vos Saintes écritures ou que par un procédé magique mon croquis de bête maléfique ne s’incarne au milieu du récit de ce bon vieux Noé et de son arche ?

Grégoire se contenta de hausser les épaules et se vexa comme un pou sur un crâne chauve lorsqu’il se rendit compte que Rose s’amusait, elle aussi, de son attitude pudibonde. L’immortel avait définitivement une mauvaise influence sur elle ! Tandis que celui-ci poursuivait en silence le portrait du monstre, Grégoire ne put s’empêcher de remarquer à quel point la présence de son protecteur redonnait aussitôt de l’éclat au regard clair de la jeune fille. Toute l’après-midi, il avait dû se battre pour qu’elle consente à rester tranquille. Persuadée que l’absence de Gabriel était trop longue et qu’il avait dû se passer quelque chose, elle n’avait cessé de le tanner pour qu’il parte à sa recherche et le ramène. L’immortel n’avait pas agi autrement la veille quand ils étaient au manoir. Lui aussi avait pressenti qu’elle était en danger. Un lien décidément étrange unissait ces deux là. Le rompre n’allait pas s’avérer simple.


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