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Ces nouveaux intermédiaires qui se cachent derrière la Blockchain

Publié le 03 avril 2017 par Pnordey @latelier

La Blockchain sera à la transaction ce qu’Internet a été à l’information. Voici la promesse qu’en font ses spécialistes. Mais comme toute nouveauté, elle nourrit bien des fantasmes, à commencer par celui de la désintermédiation.

Bien au delà du monde de la finance auquel elle est traditionnellement rattachée, la technologie blockchain, née avec le bitcoin en 2009, pourrait bouleverser l’économie en accélérant la désintermédiation de nombreux secteurs d’activités. Un nouvel espoir pour tous les déçus d’Internet, restés attachés à sa philosophie première libertaire, mieux distribuer le pouvoir ?

La promesse de la désintermédiation

Car au fond qu’est-ce que la “chaîne de blocs” si ce n’est une gigantesque base de données dont chaque utilisateur posséderait une copie, mise à jour en temps réel. Un petit bout de pouvoir donc pour chacun mais avec la particularité, non négligeable, d’être infalsifiable. Impossible de modifier les lignes comptables de ce grand registre de compte public, chacune d’entre elles étant cryptée, validée et distribuée entre une multitude d’ordinateurs en réseaux. Et c’est sur le caractère distribué ainsi que sur le procédé cryptographique que s’appuie la promesse de la désintermédiation. Chaque utilisateur de la blockchain a en effet deux clés : une clé publique ou clé de chiffrement (que l’on pourrait comparer au RIB ou à une adresse de boîte aux lettres) et une clé privée ou clé de déchiffrement (que l’on pourrait comparer au code de carte bleue ou à la signature). C’est la combinaison de ces deux clés - la cryptographie - qui permet d’authentifier et de garantir l’intégrité de chacune des transactions, tout en préservant la confidentialité de ceux qui se trouvent derrière l’offre et la demande. Ainsi tous les utilisateurs participent à la vérification et la validation de la transaction. Si quelqu'un essaie de modifier ne serait-ce qu'une seule de ces transactions, la fraude sera immédiatement détectée par tous les membres du réseau. Ainsi, dans cette nouvelle organisation de la transaction, telle que présentée originellement, les intermédiaires classiques, le banquier, le notaire ou autres géants de la tech, seraient ainsi remplacés par...du code informatique, répondant aux petits noms de Pascal, Python, PHP, Java, Fortran, ou C++. Les règles seraient intrinsèques à la technologie et ne seraient plus dictées, validées ou invalidées par un tiers de confiance centralisé, mais par les maths et l’informatique qui la composent. C’est le code ici qui va vérifier que deux personnes sont fiables avant de valider la transaction.

Créer de la confiance sans autorité centrale ne veut pas dire sans intermédiaire

L’une des promesses, donc, de la blockchain, est de pouvoir, lorsque l’on veut faire une transaction, se libérer du joug d’une tierce personne, qu’elle soit physique ou digitale. Or, depuis des lustres, on fait des transactions grâce à des tiers : un magasin hier, un site web aujourd'hui. La Blockchain voudrait supprimer cet intermédiaire. Imaginez que sur Internet, vous vouliez acheter un canapé à quelqu'un que vous ne connaissez pas. Vous lui transférez 200 euros. Vous ne passez pas par Amazon ou un autre site de e-commerce, mais votre transaction va être archivée dans une sorte de gigantesque livre de comptes publics. Ce livre de comptes virtuel n’est pas tenu par Amazon, un acteur du Net ou encore votre banquier, qui toucherait au passage une commission, mais collectivement, par une multitude de personnes utilisant la Blockchain. Tous ces acteurs, disséminés aux quatre coins de la planète, permettent de garantir la solvabilité, la viabilité et l’intégrité des différents acteurs impliqués dans l’échange. Ce sont eux qui valident la transaction et qui donnent le feu vert à l’acheteur et au vendeur. Cette grande chaîne de blocs réussirait alors quelque chose d’inédit : créer de la confiance entre des inconnus sans intermédiaire.

blockchain proof

Primavera de Filippi, lors de sa keynote sur la Blockchain à Fintech Révolution, le 28 mars 2017

Mais ces nouveaux tiers de confiance version 2.0 - les ordinateurs, les serveurs et le code informatique - valident-ils pour autant la thèse de la désintermédiation ? Blockchain France, que nous avions précédemment interrogé sur notre site, a déclaré en parlant de la blockchain  « Ce n’est pas juste une nouvelle technologie de plus, mais quelque chose qui va changer le paradigme de pensée, notamment par la suppression des intermédiaires alors que notre organisation sociale repose sur eux ». “Je ne suis pas d'accord avec cette affirmation” nous répond Amira Belhaj Soulami, analyste stratégique à l’Atelier BNP Paribas. Et de poursuivre “Si le potentiel de cette technologie à bouger les lignes est indéniable, créer de la confiance entre des inconnus sans autorité centrale ne veut pas dire sans intermédiaire. L’idée est d’envisager la confiance d’une autre manière, une confiance libérée des intermédiaires en tant que pouvoir central. La blockchain en tant que nouvelle façon d’échanger entre les hommes basée sur la décentralisation de l’intermédiation.” Selon Amira Belhaj Soulami, “on n’élimine pas la nécessité d’un garant de confiance, on déplace simplement cette confiance.” Car “L'idée originale de la blockchain était de créer un système P2P (peer to peer)” poursuit-elle. C’est à dire un réseau de milliers d’ordinateurs où les utilisateurs sont aussi les serveurs. Ici ni serveur central ni chef de la Blockchain. C’est la multitude des serveurs qui fait la force, l’inviolabilité et la crédibilité de la technologie. On transfère notre confiance des intermédiaires traditionnels centralisés (notaires, banquiers, géants de la tech) à des milliers de serveurs et de lignes de codes. Mais si ces nouveaux intermédiaires sont plus “liquides”, car intégrés dans la technologie elle même, ils n’en demeurent pas moins des intermédiaires. “L’idéal libertaire fondateur de la blockchain est aujourd’hui challengé par la réalité pratique. Si la blockchain menace bel et bien certains métiers intermédiaires traditionnels, ça ne veut pas pour autant dire qu’il n’y aura plus d’intermédiaire et que nous allons passer à du peer to peer pur et dur.” poursuit elle.

La confiance est transférée à la technologie et... aux hommes derrière elle

Ainsi la blockchain ne semble pas échapper au principe de destruction créatrice, cher à l’économiste Joseph Schumpeter, qui en assura une large diffusion dans son livre Capitalisme, Socialisme et Démocratie en 1942. Si “l’ouragan perpétuel” de l’innovation met sur la touche certains intermédiaires, il crée aussi par la même occasion de nouveaux compétiteurs, de nouveaux intermédiaires. Au lieu de faire confiance à l’intermédiaire neutre habituel, qu’il s’agisse du notaire (vente immobilière), du gouvernement (vote, impôts) ou du banquier (transfert de titres ou d’argent), la confiance est transférée à la technologie elle même. La confiance est codifiée.

On pourrait alors ici légitimement s’attendre à une levée de bouclier : les mathématiques, l’informatique et la cryptographie sur lesquels se base la technologie blockchain ne sont pas un intermédiaire à proprement parler. Ils ne sont que l’infrastructure sur laquelle repose ces échanges “trustless”, c’est à dire qui éliminent le besoin de confiance, entre deux individus. Sauf que, derrière cette technologie, derrière ces ordinateurs en réseaux et ces puissants algorithmes, qui authentifient et certifient, se cachent bien des êtres faits de chair et de sang. Primavera de Filippi, chercheuse au CNRS, a déclaré en parlant de la blockchain “Le problème n’est pas d’avoir confiance dans les maths, mais dans les gens qui font cette technologie”.

Nous l’avons dit, la philosophie première de la technologie blockchain est libertaire. Elle est née du besoin de supprimer la gouvernance humaine et de la remplacer par une infrastructure autonome qui s’auto-gouverne. Déplacer la confiance des intermédiaires vers la technologie. Une nouvelle fois, et tout comme pour Internet, l’idéologie libertaire semble être mise à mal. Car on déplace ici la confiance des intermédiaires vers la technologie et de la technologie vers... de nouveaux intermédiaires, les algorithmes. Et qui se cache derrière les algorithmes ? L’homme. La boucle est bouclée, pour ne pas dire la chaîne. Et voici à nouveau que la gouvernance humaine réapparait, simplement dissimulée derrière des lignes de codes. Car l’auto-gouvernance d’une technologie n’existe pas encore, et heureusement diraient ceux que la montée en puissance de l’IA et des robots inquiète. Combien sont-ils par exemple à pouvoir modifier le code de la blockchain bitcoin ? Les chiffres diffèrent selon les sources, et la réponse à cette question semble bien cryptée ...elle aussi.

Mais qui sont alors ces nouveaux intermédiaires ?

Pour l’heure donc, derrière la technologie se cachent nécessairement des hommes. Qui sont alors ces nouveaux banquiers, ces nouveaux notaires, ces nouveaux géants de la tech qui permettent à la transaction d’aboutir ?

Il y a d’abord les développeurs qui sont en charge de l’implémentation et du développement de la technologie. Du bitcoin core dans le cas du Bitcoin, de la fondation Ethereum dans le cas de l’Ether.

Viennent ensuite les agents opérationnels : les mineurs ou pool de mineurs. Ce sont des personnes (particuliers ou sociétés) qui connectent sur le réseau une ou plusieurs machines équipées en puissance de calcul pour traiter les transactions, sécuriser le réseau et permettre à tous les utilisateurs du système de rester synchronisés. En 2015, et s’agissant de la blockchain Bitcoin, on les estimait à 100 000 environ. Ce sont eux qui valident les blocs de transactions par des milliards de calculs ou “hash” (transformation d’un document numérique en empreinte digitale), sont rémunérés au prorata de la puissance de calcul qu’ils apportent au réseau, et, qui, au passage, perçoivent une prime. Dans le cas du bitcoin par exemple, la quantité de monnaie créée par le système est limitée par le programme à 21 millions de bitcoins, limite qui pourrait être atteinte en l’an 2140 environ. Par ailleurs, le rythme de leur création est régulé et fluctue pour tenir compte du nombre de mineurs et de l'évolution de la capacité de calcul des ordinateurs connectés. Il est passé à 25 bitcoins toutes les dix minutes depuis janvier 2013 à 12,5 en juin 2016. “La délimitation du nombre de bitcoins répond au principe économique des devises monétaires” précise Amira Belhaj Soulami. “Plus la récompense en bitcoin diminue, plus les commissions vont augmenter, c’est déjà le cas aujourd’hui, plus la commission est élevée et plus la transactions est traitée en priorité.” poursuit-elle. “Le jour où les 21 millions de Bitcoins seront émis, les mineurs ne seront plus récompensés par la création de monnaie mais uniquement par la commission versée par l’émetteur de la transaction, ils redeviendront alors des intermédiaires, certes décentralisés, mais des intermédiaires tel qu’on l’entend aujourd’hui.” Et avec le nombre croissant des transactions, les enchères risquent de considérablement monter et leurs commissions avec. Ce mouton à 5 pattes déjà prisé des chasseurs de tête, n’a pas fini de la lui faire tourner, la tête.

Et puis, il y a aussi toutes ces plateformes ou PAAS (Plateform as a service) qui fleurissent chaque jour, et qui permettent de développer les applications adossées à la blockchain. La plus connue, Ethereum, permet entre autres d’exécuter des “smart contracts” (contrats intelligents). Parmi d’autres plateformes plus récentes et moins médiatisées, on pourrait citer la start-up Française Stratumn, qui, avec sa solution PAAS, propose des services basés sur la blockchain aux entreprises et développeurs, et qui, avait réussi à lever 600 000 euros auprès d’Otium Venture et de business angels à la même période l’année dernière. C’est dire l’importance attribuée à ces “plateformes as a service”. “Du fait de la complexité et de la technicité de la blockchain, ces plateformes PAAS s’imposent comme des intermédiaires incontournables de l’ecosystème” ajoute l’analyste stratégique.

On peut  également citer les portefeuilles de crypto monnaies qui mettent en relation crypto monnaie et monnaie fiduciaire. Le plus connu Coinbase par exemple compte 5,3 millions d’utilisateurs et 11,7 millions portefeuilles crypto-monnaies. Inutile de préciser que ces “softwares” (logiciels) prennent également une commission, bien que moins élevée que celles des agents actuels.

Et que dire enfin des membres individuels de la communauté Blockchain eux-mêmes ? ceux qui ne font pas la technologie mais qui l’utilisent ? C’est leur nombre élevé qui assure la sécurité de la technologie. Leur interdépendance ne signifie-t-elle pas fait qu’ils sont leurs propres intermédiaires ?

La décentralisation de l’intermédiation pose le problème de la responsabilité juridique

“Alors oui, l’intermédiation telle qu’on la connaît aujourd’hui est menacée, mais la transaction en P2P relève bien du fantasme” poursuit Amira Belhaj Soulami. Il y a forcément une 3ème inconnue dans l’équation de la transaction que résout la blockchain. Que ce soit celui qui met à disposition la plateforme permettant la transaction, ou celui qui la valide, ou encore celui qui développe le code de la blockchain. Et cette “third party” a bien toutes les caractéristiques de l’intermédiaire. Ainsi la blockchain ne permet pas, contrairement à ce que certains laissent penser, d’éliminer les intermédiaires, mais plutôt, de décentraliser le pouvoir de l’intermédiation. Certes, c’est une technologie qui « désintermédie », mais elle crée en même temps de nouveaux intermédiaires, dont le rôle diffère, et que Gideon Greenspan qualifie même d’”oracles” dans sa tribune “Be aware of the impossible Smart Contract”. D’après le CEO de Coin Sciences Ltd, les smart contract ne seraient pas si “smart” que ça puisqu'un “oracle”, plus humain que divin, est là pour gérer les imprévus, les cas de figure non anticipés à la création et l’écriture du code.

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M.C Escher : illustration choisie par Gideon Greenspan dans sa tribune

Mais alors si c’est le code qui régit la blockchain, et s’il n’y a ni opérateur ni administrateur, qui alors sera alors tenu pour responsable si une situation illicite venait à se produire ? C’est la question que pose, notamment, Primavera De Filippi. “Les créateurs de logiciels ? Même si c’était le cas, ils seraient préservés par l’anonymat. Et même si on parvenait à les identifier, cela ne bloquerait pas pour autant les transactions qui s’opèrent sur la blockchain car elles se font de façon indépendante et autonome.” C’est le fameux “Code is law” de Lawrence Lessig. Le code des ordinateurs s’est progressivement imposé comme régulateur de nos comportements sur internet, au détriment du code juridique. Le juridique court ainsi derrière la technologie. Pour l'exploratrice de la blockchain, les juristes et avocats devraient être formés à la technologie Blockchain, afin d'en délimiter les contours juridiques et réglementaires. Selon Amira Belhaj Soulami “L’absence de régulation permet certes l’innovation mais elle met également en péril la pérennité de la technologie, d’autant plus du fait de son caractère décentralisé.” et de conclure  “Ne serait-on donc pas en train de revenir vers un modèle de concentration, des “clusters” qui serviraient de régulateur dans un sens ? ”.

De l’avènement d’Internet et des sites web sont nés les Google, Facebook, Amazon, YouTube, Twitter, eBay et autres Netflix qui ont ensuite bouleversé à jamais le monde des médias et du commerce. Inversement à son but originel de mieux distribuer le pouvoir, la chaîne de blocs ne pourrait-elle pas, elle aussi à son tour, créer de nouveaux géants ?

 

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