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L'anti-bricolage du vernaculaire contemporain

Par Villefluctuante
L'anti-bricolage du vernaculaire contemporain

La question du vernaculaire contemporain mérite d'être posée alors que partout le conservatisme et la tradition exaltent les valeurs du passé révolu. Refaire comme avant devient le refuge face à une perte de sens et nous sommes bien loin du pastiche postmoderne qui établissait une sorte de distance humoristique avec l'architecture classique. Faire chic aujourd'hui, c'est faire comme avant. Mais de quel avant parle-t-on ? Certainement celui du XIXe siècle, souvenir d'une période opulente. Mais cela ne doit pas cacher l'émergence d'un vernaculaire contemporain qui dans son actualité n'a rien à voir avec ce passé révolu. Il appuie sur la disruption contemporaine.

L'anti-bricolage du vernaculaire contemporain

Bâtiment disruptif

À grands cris, on parle d'ubérisation de la société contemporaine et de la dégradation des cadres traditionnels de l'échange marchand avec l'évincement des acteurs historiques au profit de nouveaux venus plus agressifs. Cela touche des domaines comme les mobilités, l'hôtellerie ou la musique. Se limiter à cela serait aller vite en besogne en oubliant que la disruption est bien plus profonde et touche tous les secteurs de l'économie dont la construction. L'émergence des grandes surfaces en périphérie des villes a pu être vécue comme une disruption du commerce traditionnel fragmenté mais spécialisé. Concentrées sur les produits de consommation courante, ces grandes surfaces se sont peu à peu spécialisées dans des niches dont les matériaux de construction en apportant une disruption très importante mais mal été observée.
Les métiers de la construction se caractérisaient jusqu'alors par un apprentissage lent des techniques et des pratiques et par la transmission d'une morale constructive. Ils puisaient leurs racines dans le compagnonnage et l'art du bel ouvrage. Ces métiers longtemps ont puisé leurs racines dans une tradition séparant clairement le bricolage de la construction. Cela ne voulait pas dire que l'on ne pouvait pas construire soi-même, mais dans ce cas, l'autoconstruction répondait à des règles simples, garanties par la rusticité des matériaux mis en œuvre et des gestes reconduits séculairement.
Aujourd'hui, nous entendons chaque jour que pour une fenêtre, il suffit d'aller chez Casto. ou Brico-machin. Il en va de même pour toutes les prestations de la maison, du sol à la toiture en passant par la plomberie. Ces grandes surfaces proposent à qui le veut des produits standardisés prêts à la pose bien loin du savoir-faire requis pour le sur-mesure qui longtemps a permis de s'adapter aux situations les plus locales. Or, ces matériaux de construction font la part belle aux matériaux de synthèse, le PVC en tête, qui par injection permet de fabriquer tous les profils et modules nécessaires à l'habillage des constructions, menuiseries comprises. Un jour nous aurons des toitures en PVC. C'est d'ailleurs surprenant qu'un dérivé pétrolier retienne tant l'attention des consommateurs dans une société qui se dit éprise d'environnement. Le panneau de particule tient aussi une bonne place dans le mobilier et la construction malgré sa piètre constitution faite de copeaux de bois et de colle phénolique (qui sera le prochain scandale sanitaire). Ce qui était de l'ordre de la physique des matériaux est passé en quelques décennies dans le domaine de la chimie et de la pétrochimie. Ce qui était constitué de matériaux renouvelables comme le bois ou recyclables comme le métal a été remplacé tout bonnement par des déchets ultimes au nom de la modernité. C'est ce qui est dit à chaque fois : " Pourquoi ne pas utiliser les matériaux modernes ? Ils sont mieux car ils sont modernes ".

Vers un vernaculaire ?

Ce faisant, le bricolage a pris un sens nouveau : il s'invente artisanat et loin de la définition révolue de Lévi-Straus. Et quand le sens de la tradition ose s'exprimer comme dans les espaces protégés aux abords d'un monument historique, là ce sont des hauts cris qui sont poussés, " et pourquoi donc faudrait-il se détourner d'une modernité vécue comme une avancée ? Plus besoin de repeindre ni d'entretenir " en disent ses zélateurs. C'est d'autant plus évident qu'ils se retrouvent en situation de consommateur, fréquentant les magasins de matériaux et de bricolage qui leur offrent la possibilité de faire à la place des artisans. C'est là que la disruption intervient. Elle évince deux savoirs faires traditionnels, celui du bricoleur et celui de l'artisan, en le remplaçant par des notices de montage simplistes qui font que chacun peut faire. Il est intéressant d'observer que la force de l'industrie contemporaine est telle qu'outre les pratiques induites par les grandes surfaces spécialisées, beaucoup d'entreprises ne se composent plus d'artisans mais de poseurs et d'applicateurs uniquement capables de mettre en œuvre des produits prêts à l'emploi. Le sur-mesure n'existe plus, l'ajustement à peine. La question qui se pose est de savoir si cette économie des fournitures du bâtiment crée un nouveau vernaculaire.

L'anti-bricolage du vernaculaire contemporain

Conclusion provisoire

Il est certainement impossible de répondre d'un seul bloc à cette question car il faut distinguer d'une part les nouveaux matériaux et les formes architecturales dans lesquels ils s'imposent comme l'habitat pavillonnaire et d'autre part les réseaux de distributions et les formes de bricolages qu'ils induisent, autrement dit l'exaltation du do-it-yourself qui est assujetti à la consommation de produits standardisés.
Un bâtiment vernaculaire appartient à un ensemble de bâtiments surgis lors d'un même mouvement de construction ou de reconstruction affectant une ou plusieurs régions (voire des aires géographiques encore plus vastes) et s'inscrivant dans une période variant d'une région à une autre selon des décalages de quelques décennies à un siècle et plus. Retenons en France la domination de la maison individuelle dans la production de logement. Elle-même présente sa propre disruption puisque nous sommes grosso modo passés en quelques décennies d'une construction de 120 m2 à étage, comprenant encore quelques des éléments de décors architecturaux (soubassement, garde-corps, volets battants...), à des petites boîtes de 60 à 90 m2 généralement de plain-pied et à l'absence d'architecture (faisant une large place par exemple à la fenêtre en PVC munie de son volet roulant). Il n'empêche que cette forme architecturale s'est imposée tout comme elle a imposé son esthétique minimale et ses nouveaux matériaux : tuiles mécaniques, enduit monocouche, portes, fenêtre et volets en PVC, portail et clôture en PVC... Jusqu'au mobilier de jardin toujours en PVC pour une unité de matériau. En ce sens, il s'agit bien d'un vernaculaire contemporain qui emploie une gamme de matériaux qui se retrouvent dans les grandes surfaces de bricolage.
Reflet de changements économiques, un type vernaculaire est caractéristique non seulement d'une époque donnée mais aussi de la classe sociale qui l'a fait construire et l'a utilisé. La réhabilitation suit la voie de la construction neuve avec l'emploi des mêmes matériaux. Sur les façades anciennes, on applique ou pose sans complexe des enduits monocouches, des portes, fenêtre et volets en PVC. L'argument n'est pas tant économique que d'entretien. Mais au-delà, on sent bien qu'il s'agit d'un mouvement de fond (largement attisé par le marketing des entreprises de pose ou d'application) qui correspond à un état d'esprit d'une époque qui croit encore en la modernité malgré les alertes environnementales et sanitaires qui pourraient nous détourner de ces matériaux.
Si l'imprimante 3d prospère, il est possible que demain nous n'allions même plus dans ces grandes surfaces mais que nous fabriquions par nous-mêmes, ou au bout de la rue, les pièces nécessaires à la réparation de nos maisons. Alors peut-être que le sur-mesure reviendra. Il est aussi possible que les biomatériaux soient alors employés par ces imprimantes. Nous aurons alors réalisé un grand saut en avant.

L'anti-bricolage du vernaculaire contemporain

Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l'ingénieur, il ne subordonne pas chacune d'elles à l'obtention de matières premières et d'outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son enjeu est de toujours s'arranger avec les " moyens du bord ", c'est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d'outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l'ensemble n'est pas en rapport avec le projet du moment, ni d'ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d'enrichir le stock, ou de l'entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. L'ensemble des moyens du bricoleur n'est donc pas définissable par un projet (ce qui supposerait d'ailleurs, comme chez l'ingénieur, l'existence d'autant d'ensembles instrumentaux que de genres de projets, au moins en théorie) ; il se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que " ça peut toujours servir ".
Claude Lévi-Straus, in La Pensée sauvage, Paris, Ed. Plon, 1960, p. 27


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