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(Note de lecture) Michel Guérin, "Le cimetière marin au boléro", par Renaud Ego

Par Florence Trocmé

Michel Guérin  le cimetière marin au boléroLes relations de la philosophie et de la poésie sont anciennes. Elles sont faites d’estime et d’attention mutuelles, mais parfois aussi de concurrence, voire de méfiance (souvenons-nous que Platon chasse les poètes de sa République). Certaines œuvres empruntent aux deux genres (Héraclite, Novalis, Nietzsche) et l’ambition d’une pensée propre à la poésie n’est plus à prouver. Les hommages sont réciproques : ainsi Char célébrant Héraclite, ou Derrida, Paul Celan et, de façon plus ambiguë à mes yeux, Heidegger commentant Hölderlin. Questionner la poésie est même en passe de devenir un genre à part entière dans la philosophie contemporaine : Jean-Luc Nancy comme Michel Deguy n’ont cessé d’y être attentifs, comme plus récemment Alain Badiou. Michel Guérin est lui aussi de ces philosophes qui non seulement ont éprouvé la tentation de la littérature mais qui entretiennent aussi un dialogue avec la poésie. Après Rilke, dont il avait mis en lumière l’art singulier des « figures » dans Pour Saluer Rilke (Circé, 2008), il se penche sur Valéry, dans un exercice de haute volée, celui du « commentaire », de surcroît en se penchant sur l’un des poèmes les plus célèbres de la poésie française, malgré sa difficulté : Le cimetière marin.
Disons-le tout de suite : l’exercice n’était pas sans risque et Michel Guérin ne l’ignore pas, lui qui rappelle que « s’il est un langage qui se défend contre les invasions glossatrices, c’est la poésie. » N’ayant pas oublié la réserve polie avec laquelle Valéry avait accueilli les efforts explicatifs d’Alain ou de Gustave Cohen, il définit plus modestement son approche comme « une tentative », mais quelle fut donc sa propre tentation ? Ce fut, au fond, de rendre hommage à la forme de pensée du Cimetière marin et ainsi de mieux comprendre ce qui le lie personnellement à ce poème, appris par cœur au temps de ses études et qui, depuis, n’a cessé de l’accompagner, lui apportant le secours de ce verbe tout entier porté par son rythme. Car derrière son architecture sonore si savante et si méticuleusement élaborée qui lui confère la valeur d’un « chef d’œuvre » – au sens artisanal d’une pièce construite par un Compagnon – Le cimetière marin est, de l’aveu même de Valéry, né du rythme entêtant créé par le vers décasyllabique et du désir d’en explorer les potentialités. Vingt-quatre sizains, soixante syllabes par strophe, les chiffres parlent d’eux-mêmes et on pressent tout de suite que l’horizon de ce poème est le temps. Valéry en éprouve la portée métaphysique, mais en s’attachant à lui donner un corps sensible. Celui-ci s’incarne dans le verbe du poème et le paysage élémentaire qui l’inspire, ici où est fondamentale la rencontre de la pierre, de la mer et du ciel, dans toutes les modulations de la lumière qui signent le passage du temps.
Qu’est-ce qu’une idée poétique ? Comment ça se construit et comment cela se compose ? Et en quoi cela diffère-t-il d’une idée philosophique ? Telles sont les questions que pose le philosophe tout au long d’un commentaire qu’introduit un essai sur la poétique de Valéry d’une grande clarté. Une partie de la réponse tient à la manière dont les éléments, dans leur matérialité concrète et leur universalité symbolique supportent le développement de la pensée du Cimetière marin. C’est pourquoi Michel Guérin la cherche au plus près de la chair verbale du poème, là où elle est vivante, à la façon d’un organisme dont la secrète horloge se dérobe néanmoins, même quand son corps est mis à nu.
Le Cimetière marin est, on le sait, un drame classique, celui de la destinée humaine. Valéry l’expose à travers un jeu savant de sensations et de perceptions. Cette assise sensible contrebalance l’abstraction fréquente de ses vers et c’est cette oscillation permanente qui donne à son avancée l’aspect d’un cours sinueux, entre le sentiment de la splendeur et celui de la vanité, entre le constat de la fugacité et la conscience d’une autre permanence, entre la résignation et la tentation – cette tentation de vivre qui résonne dans le célèbre « le vent se lève !… il faut tenter de vivre » de la dernière strophe. Voilà pourquoi, Michel Guérin avance que le Serpent est une, sinon la figure centrale du Cimetière marin, tout au long d’une lecture serrée que soutient l’extrême attention avec laquelle le philosophe expose la mécanique précise de ce poème, assez vertigineux dans la subtilité de ses échos et parfois la préciosité d’un dispositif d’une excessive rigueur. Toutefois, tant de mots sont « décomposés » ici comme des termes, afin d’en explorer la richesse de sens, qu’on perd parfois de vue le mouvement du poème, lui qui est de façon viscérale et son chant et l’allant du temps qu’il y fait se réfléchir. La façon dont le temps scintille tout au long de ses strophes donne toute sa place à la figure du miroir que « la mer, la mer toujours recommencée » tend à l’existence. C’est un prisme pour la pensée. Et la façon qu’il a de se dérober donne toute sa valeur à cette autre figure, sensuelle cette fois, celle du fruit qui « se fond en jouissance… dans une bouche où sa forme se meurt ». Sa fugacité est la condition tragique de la saveur.
Comme Le boléro de Ravel se termine quand son thème a fini par être repris par tous les instruments de l’orchestre, le poème ne se révèle que lorsque tous ses motifs, exposés l’un après l’autre entrent en résonance. Mais alors, notre pensée flotte un peu, tant il est difficile de maintenir présent à notre esprit leur richesse orchestrale et leurs harmoniques de sens. Sans doute tout commentaire est-il voué à un relatif « échec » : de même que la clarté du miroir n’a pas la saveur du fruit, de même la précision de l’analyse ne peut avoir la vitalité de son objet. Michel Guérin n’en éclaire pas moins la portée du Cimetière marin dont il écrit : « Ce grand poème de pure pensée, qui n’a, je crois, d’équivalent que dans Les élégies de Duino de Rainer Maria Rilke, s’il est tout sauf la transposition versifiée d’idées philosophiques comporte une teneur métaphysique – flagrante sinon justement jaugée – qui le rend exceptionnel ». L’hommage, rendu avec modestie par le philosophe, est bien d’avoir exposé la densité et la singularité de pensée irréductible à la poésie qu’incarne, à sa manière, Le cimetière marin.

Renaud Ego

Michel Guérin, Le cimetière marin au boléro, éditions Encre marine, 2017, 160 p., 19€.


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