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(Note de lecture) Patrick Wateau, "Gens de guerre", par Paul Laborde

Par Florence Trocmé

WateauOn entre dans Gens de guerre par un aveuglement : la langue de Patrick Wateau porte des coups à la violence certaine sur le champ de vision de lecteur — ou sur la possibilité même d’un champ de vision. On veut parler d’une poésie d’angles mais c’est peut-être faire encore trop de concession à un espace géométrique dont on sent, au fil des pages, l’extinction répétée. Les yeux sont certes régulièrement convoqués (dès le premier poème) mais plus probablement, semble-t-il, pour en soustraire l’habituelle puissance. Le poète contraint le lecteur à s’installer dans un lieu impossible ou peut-être même, si nous nous autorisons le risque de l’abstraction, un lieu de l’impossible : « Le fagot d’air / sans air / ni fagot / sans chien au ralenti ». La violence est dans la simplicité de l’échec qui s’impose à tout espoir de continuité : « Aveugle à traverser le verre / des yeux pour / aveugle / à perdre en delà / et deçà. » On retrouve chez Wateau une volonté d’approcher le poème par des forces conflictuelles et des oppositions qu’on imagine volontairement aporétiques et c’est de ces tensions que jaillissent ces fulgurances, brutales et tranchantes :
Un aboiement quitte la mort
ou non
boit de l’autre côté
boit et mange
ce qui reste
La prise de parole peut devenir une vocalisation animale pour espérer atteindre cet espace entre-deux, ni stable ni mobile, hermétique à toute affirmation — « la bouche se remet droite / et contrecontre la négation ». Un travail sacrificiel qui impose au corps de transformer son système de valeur, ses priorités : « Dès sa descente de mâchoire / la tête s’arrache les yeux ».
Communément la mort
étau
vers ce point

s’il est le corps
pire est
d’avoir de la découpe
-
La fin de voit pas
la fin
elle souche serrée
contre les poings fermés
Elle ferme ne sait plus
où elle ferme
Aucune lumière ne paraît poindre et c’est comme si l’obscur avait vaincu la perspective, remporté son combat pour la maîtrise de la spatialité et avait décidé à sa suite de l’anéantir — le travail du poète est réduit à l’indication de ce monde sans étendue, le lecteur n’a plus aucune marge ni choix parce qu’il n’a plus d’air : sa poitrine se comprime jusqu’à éclatement.
Gens de guerre est divisé en trois partie. La seconde offre un rythme plus soutenu, comme une suite ininterrompue d’énoncés qui butent les uns contre les autres, opposant la verticalité de la chute à la continuité horizontale des trois dimensions.
Un même
squelette
succède
à
ce
quampute
lamputé
Si le temps est venu
que jamais ne passe le temps
Les os nont que les os
et la neige quelle a
de blanchir
Patrick Wateau parvient à désorganiser la relation et à la maintenir sous une pression constante au point que la lecture hésite parfois entre anxiété et soulagement :
On emporte la peau
les os
les pièces
de chair
Le monde sarrête dehors
Le bruit dune feuille
tombe
sur une autre feuille
La dernière partie renoue avec la temporalité de la première et continue ce travail de sape, alourdissant le bilan spatial auquel s’ajoute désormais une cible nouvelle : le temps. 
Un autre
lui
l’étranger du sans-fond
à raconter un retour
entre lui et un autre

Le ça-tourne du parquet
Le poète va de plus en plus loin dans la contorsion, aussi bien corporelle que syntaxique, à moins que ce ne soit, précisément, la même chose. Si la langue de Wateau conserve une force physique, c’est qu’il ne se contente pas de reconnaître ce double éclatement de la parole et de l’étendue — il parvient à l’imposer à l’œil du lecteur qui avance et fatigue à mesure que les pages sont tournées
Le corps empire en fait de guerre 
Fait le fer des ferreux aux yeux vides
A l’instant ultérieur des yeux
la crevure ponctuelle 
La chair est arrachée par une langue de plus en plus massive et déformée, associant des néologismes aux évocations douloureuses à un lexique à la précision scientifique. Les articulations éprouvent la souffrance d’une sortie de la logique — une contradiction radicale imposée à la géométrie et à l’espace qu’elle permet habituellement. Le manque est réel — le poète appelle une langue qui ne vienne pas le combler.
Paul Laborde

Patrick Wateau, Gens de guerre, Obsidiane, 2016, 74 pages, 14€


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