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(Note de lecture) Jean-Paul Michel, « L'art n’efface pas la perte. Il lui répond », par Geneviève Huttin

Par Florence Trocmé

MichelLe titre du livre - recueil d’entretiens donnés de 1984 à 2015-par Jean Paul Michel à ses nombreux interlocuteurs, vient d’un carnet de voyage en Sicile. Devant les ruines d’un temple grec détruit, l’auteur avait noté cette phrase : « L’art n’efface pas la perte. Il lui répond ». Il me semble qu’elle engage aussi le portrait d’une génération.
La complexité de ce livre vient de là, et la montée en puissance qu’on ressent dans les entretiens, gagnera à être confrontée à une relecture de l’œuvre poétique de Jean-Paul Michel et de quelques contemporains.
Dans La vérité, jusqu’à la faute, en 1995, Jean-Paul Michel confessait déjà : « Nous avons aimé les catastrophes, nous les avons recherchées comme le point solide où appuyer un peu de vérité », et citant Descartes , « le désastre aura t’il été le cogito des modernes ? »
S’éclaire alors le faire-part des ruines de Trapani, d’exprimer encore le choc, le retour de la Perte et l’ex-tasis du souvenir, l’appel de la contre partie : l’exigence, l’espoir, le désir de recommencer, au lieu de l‘abandon mélancolique.
L’auteur va nous parler des « arts » comme de « sorcellerie », des arts qui « tout en participant à l’extension des régions du sensible, nous donne aussi le sentiment du vivant, de la présence même de ce qui s’est perdu » (Richard Blin, sur Jean-Paul Michel dans « Vouer sa vie à des signes », le Matricule des anges, Juin 2016)
« Mais comment un effet de lecture pourrait-il se substituer sans perte à la chose même ? » poursuit Richard Blin : « Il y a là de l’impossible, reconnaît Jean-Paul Michel, mais pour autant la parole n’est ni sans prix ni sans pouvoir »
Dans Rappel à l’ordre à Ferrare, - écrit central sur lequel l’auteur s’appuie au long de ses dialogues -, à la question « comment retrouver confiance en la parole », la réponse aura été paradoxalement d’accepter la perte et de risquer de se perdre.
Mais dans une configuration particulière : celle de nos années de jeunesse où « nos audaces théoriques » naissaient « d’un effondrement du sacré », lui faisaient « endurer outrage sur outrage (…) Nous sommes les enfants de cette violence continue faite au sacré - Nous le payons » La vérité, jusqu’à la faute, (p70.)
Dans la série des entretiens, le mystérieux processus de la résolution de ce problème nous est relaté, conté, c’est la poésie qui a répondu, en acte : « Pendant des années, des années et des années, on écrit avec le sentiment de se perdre de plus en plus et, un jour, à notre surprise, et sans qu’on ait à le choisir, ni même toujours que l’on s’en rende compte dans l’instant où cela advient, on a le sentiment que quelque chose s’est fait tout seul, que certaines choses nous ont été données. Par exemple une confiance nouvelle en la parole ».
C’est très exactement ce que dit Dante, cité deux lignes plus haut. « … et comme il arrive qu’on aille chercher de l’argent et que sans le vouloir on trouve de l’or, moi, qui tachais de me consoler, je trouvai non seulement remède à mes larmes, mais vocables d’auteurs, et de sciences et de livres » (Dante. Vita Nuova, traduction Jacqueline Risset, un quatrain cité p158 ).
Dans les livres et dans Le Livre, sur un chemin de catégories telles que Père(s), Nom, Loi, Trauma, Totalité, la parole cherche étayage, secours de la vérité, énergie.
Un tel livre pourrait être aux jeunes poètes aujourd‘hui l’aide, le soutien éclairé que représentait la main tendue de Rilke dans Lettre à un Jeune poète. Lettre à soi-même aussi… invitation à se (à nous) relire, avec objectivité. Car la poésie c’est « écrire avec objectivité ce qu’il en est de toutes les vies » (p 178).
La poésie est objective, elle dit le réel. Rien ne peut la remplacer. On lira à cet égard les considérations sur la différence prose poésie.
Livre - recueil de propos, étonnant miroir aux auteurs de poèmes, miroir amical et parfois suffocant, empreint de la profonde compassion, admiration pour l’héroïsme des autres, poétique et intellectuel.
Il cite John Taylor, critique américain et poète lui aussi, pour qui Jean-Paul Michel est un « thinking poet à la française », clin d’œil pertinent, page 153, à la tradition anglaise dont la poésie française aurait peu de représentants… Et Jean-Paul Michel avoue que longtemps il était déçu dans les années 60 en lisant les poètes publiés. On trouvera dans ce livre des sortes d’expériences réalisées et méditées en profondeur, la poésie comme expérience. La chasse, la course, la mort, la joie. Comme disait Rilke, « les poèmes ne sont pas des vers, ce sont des expériences ». C’est la main tendue, c’est le don, la poésie est don, sacrifice, cérémonie. L’art, n’est pas loin de la profanation et du fétichisme.
Parfois, on pourra en isoler des préceptes à travers le sens de la « formule » de l’auteur.
Ecrire, c’est :
« Fabriquer du père, son visage absent »
« on écrit de n’avoir pas de père » (p 171)
Trouver la Loi.
Eviter la narrativité comme piège.
Faire le deuil de la musique, (accepter de ne pas être musicien, d’être tenu aux limites des mots) mais pas de la peinture !
Apprendre que la typographie est un art du signe, une écriture : la « griffure » de la typo comparable à celle de la touche de Van Gogh ! (p 173).
Se rappeler ce que peut une image poétique : « Aux images, pour ce qu’elles rachètent les crimes » (p 160).
S’appuyer sur « la physique du langage », découverte à l’époque de Rappel à l’ordre à Ferrare, « point tournant de la perspective, où, au terme d’une expérience touchant à l’être même du langage (oserai-je dire à sa mysticité), bascule la tentative initiale d’élever le poème à un ordre de réalité où il puisse échapper à toute narrativité pour n‘admettre rien – n’étaient les propres les plus archaïques de toute profération humaine possible : cadence, rythme, transe, éclat » (…) Et puis voilà qu’à Ferrare, la méditation de Mallarmé aidant, se découvre imprévisiblement, comme l’essence de tout langage, cette fiction même à laquelle je voulais échapper à tout prix - Avec les effets de vertige qui peuvent résulter d’une découvert à ce point contraire à toutes mes postulations poétiques initiales » (p176).
Mais penser la poésie, ce n’est pas la poésie, alors Jean-Paul Michel nous dit aussi comment il a écrit : « comme on écrit et monte un film. D’abord il y a des prises de vue, des élans les plus lyriques aux notations les plus froides et puis, un jour cela tombe à sa place dans un livre. De petits scénarios donnent très explicitement leur structure à ces poèmes. Le livre se compose par enlèvement. Je monte des séquences brèves en recherchant la fraicheur dans la succession des plans, de même que je dispose avec soin les voix dans le chœur (les ressources de la typographie matérialisent, visiblement avec des moyens très simples, immédiatement lisibles, ce souci polyphonique (…) dois je ajouter que j’accorde la plus grande importance à la qualité du chant, à sa matière ? » (p 188).
Jean-Paul Michel qui n’a laissé à personne le soin d’éditer ses livres, cérémonie, sacrifice et cri de tentative de sortie de l’ère dépressive qui a suivi la deuxième guerre mondiale, notre « thinking poet à la française » est aussi asiate, au bord de la Dordogne, confiant dans les forces de sa vie profonde, inconnue, dans l’élan qui le dépasse, dans son geste :
« le poète classique de l’Asie peignait lui même son poème » (p 184).
Je propose de relire son œuvre de poète depuis Le fils apprête, à la mort, son chant (1981), à la suite de ces entretiens, pour ressaisir notre chance d’être ses contemporains… Car comme l’écrivait Hilda Doolittle à propos de Ezra Pound, à la Fin du tourment infligé à celui-ci, « on attrape ou on n’attrape pas le feu » .
Geneviève Huttin

Il chante :
Les Garçons vont dans la mort les poumons pleins
de fumée  ils  tirent  sur  des  ci
garettes  bon
marché  plissant  le  front  comm’  Hum
phrey  Bogart  les  phares  des  bagnoles  d’en
face  t ‘a
veuglent  beau  matin  de
chasse  on
roule  à  quatre  dans  la  vieille  D
S  le  pare
brise  est  plein  de  chies  de  sang  d’ailes  d’in
secte le
jour  n’est  pas
levé (…)

(Extrait de le fils apprête à la mort son chant, Cahier deuxième)
Jean-Paul Michel, « L'art n’efface pas la perte. Il lui répond ». Entretiens 1984-2015. Éditions Fario 2016.

La vérité, jusqu’à la faute. Gallimard 1995. Réédition Verticales 2007.


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