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Le cas de Jules Guesde

Publié le 15 mai 2017 par Les Lettres Françaises

Le cas de Jules GuesdeUn an après la mort de Jules Guesde, un de ses proches, le socialiste Alexandre Zévaès expliquait « le “guesdisme” qui, de 1878 à 1904, a représenté en France l’école la plus solide de la pensée socialiste et qui, au cours de cette même période, a constitué sous le nom de “Parti ouvrier français”, la fraction la plus nombreuse et la plus disciplinée du socialisme français, est définitivement mort avec Jules Guesde ». Il s’agissait là d’une forme d’éloge personnel du guesdisme mais aussi d’un constat pessimiste qui anticipait bien le lent déclin au sein du mouvement ouvrier français de l’héritage de Jules Guesde, après son décès en 1922. Alors que son importance rivalisa avec celle de Jean Jaurès au point que la SFIO se réclama longtemps de manière égale des deux figures, le fondateur de l’Humanité s’est finalement hissé post mortem au rang de principale figure du mouvement ouvrier français. Le souvenir de Jules Guesde semble se limiter à un nom de rue commun dans les villes de tradition ouvrière, à quelques groupes scolaires et à une statue honorant sa mémoire dans la ville de Roubaix dont il fut longtemps député. La dernière réédition de certains de ses textes par les Éditions sociales remonte à plusieurs décennies même si son débat en 1900 avec Jean Jaurès, Les deux méthodes, est lui toujours disponible.

Alors que l’héritage de Jules Guesde semble totalement disparu aujourd’hui, près de cent ans après sa mort, Jean-Numa Ducange se refuse à simplement tourner la page et à refermer le dossier pour le classer définitivement. Car dans la disparition de Jules Guesde de la mémoire socialiste, il y a plus qu’un phénomène « naturel » : si Jules Guesde n’apparaît plus dans les discours et les écrits, s’il n’est plus présenté comme une source d’inspiration, c’est que la figure du dirigeant socialiste pose problème. Elle renvoie à une époque, longtemps honorée comme « fondatrice » mais dorénavant envisagée comme « archaïque et dépassée ». En sus de l’injustice manifeste qui est faite à Jules Guesde, il y a aussi des incompréhensions et des méconnaissances que la biographie de Jean-Numa Ducange se propose de dissiper. Et il y arrive fort bien par un gros travail d’érudition qui ne s’avère pourtant pas laborieux : la réputation de « raideur », d’« aridité » et de « stérilité » que porte le guesdisme n’a pas contaminé ce Jules Guesde. L’anti-Jaurès ?

Une figure constitutive du mouvement ouvrier français

Avant d’être délaissé et quasiment oublié, Jules Guesde a profondément marqué toute une génération de socialistes et de communistes. Sa figure en imposa à de nombreux militants et cadres du mouvement ouvrier : parmi les fidèles, on trouva Bracke, Marcel Cachin, Paul Faure, Compère-Morel… Si une forme de « culte » du leader socialiste exista, c’est que manifestement la personne de Jules Guesde arrivait à créer une ferveur et un enthousiasme résistant aux années et à la disparition du « maître ». Jules Guesde était un homme de parti et d’organisation, réunissant des militants plus que des élus. De la création du Parti Ouvrier en 1879, à la première unification que constitua le Parti Socialiste de France en 1901 jusqu’à la naissance de la SFIO en 1905, il fut un inlassable constructeur de parti politique. Jean-Numa Ducange fait remarquer avec pertinence qu’on ne peut difficilement parler de Jules Guesde, sans évoquer les « guesdistes », alors qu’il n’y avait pas de « jauressistes » du vivant de Jaurès. Ces « guesdistes » sont les premiers militants du mouvement ouvrier moderne, avant même la création de la IInde Internationale (1889) et les premiers à adopter un programme marxiste, quand celui du SPD était encore marqué par l’influence de Lassalle.

Formés à un marxisme même sommaire, dévoués à la cause du prolétariat et tout à leur croyance de l’avènement futur du socialisme, les guesdistes voyaient leurs convictions exprimées par un Jules Guesde que l’on a qualifié parfois d’« apôtre » de la classe ouvrière. Arpentant la France, les réunions et les débats politiques dont l’on était très friand alors, la vie de Jules Guesde semblait entièrement tendue vers la consolidation du parti et la défense d’une classe sociale. Et ce malgré une santé extrêmement fragile et une pauvreté endémique dans la vie de Guesde. Mais quand ce dernier prenait la parole pour défendre ses positions, ses misères personnelles disparaissaient et un orateur brillant se révélait alors, à la voix ferme et nette, à la répartie piquante, sachant à la fois user de l’humour mordant et de la pédagogie la plus claire. Les écrits de Guesde sont de qualité moindre car d’un aspect plus sèchement doctrinaire, mais ils ne sont pas dénoués de qualité, notamment d’un sens de la formule et d’une grande clarté d’exposition.

On comprend que le culte de Guesde ne s’explique pas uniquement par l’organisation de sa popularité par le POF (citations, louanges, cartes postales etc.) : comme Wilhelm Liebknecht dont il fut d’ailleurs un ami proche, Jules Guesde appartenait à cette catégorie de dirigeants voire de tribuns socialistes dont l’heure de gloire précéda la routinisation et la bureaucratisation du mouvement ouvrier. D’où l’énorme effet qu’il put avoir sur ses proches et sur les militants et l’attachement qu’il put susciter.

Un dessèchement théorique croissant

Cet attachement eut en partie un revers : une logique de repli sectaire traçant une ligne rigide entre « eux » et « nous ». L’ailleurs méprisé pouvait correspondre aux autres courants socialistes à l’armature théorique beaucoup plus floue : les débats et les polémiques de Lafargue et de Guesde contre Jaurès sont connus. Mais cet ailleurs correspondait surtout à la société capitaliste et à la république bourgeoise : le « classisme » pur et dur des guesdistes entrainait une méfiance tenace envers la IIIe République qui pouvait mener à l’aveuglement. Jean-Numa Ducange revient évidemment sur l’affaire Dreyfus, en faisant remarquer que la première attitude de Jules Guesde envers le sort du capitaine fut moins sectaire qu’on ne le pensait. Il n’en demeure pas moins que la signification réelle de cet épisode historique échappa totalement à Jules Guesde. Plus généralement, ni Jules Guesde ni les guesdistes ne prirent la mesure de ce que pouvait signifier théoriquement et historiquement l’enracinement de la République et de la démocratie libérale en France. C’est plutôt du côté de Jean Jaurès que l’on put trouver une réflexion plus stimulante sans qu’elle ne soit jamais systématique cependant.

On a souvent opposé les deux hommes et sur ce point Jean-Numa Ducange tord le cou à certaines idées reçues : ils surent souvent collaborer. Et ils partageaient un patriotisme imprégné du souvenir des sans-culottes et des soldats de l’An II. Toutefois leurs fortunes furent inverses : si le « jauressisme » eut le vent en poupe à partir de la création de la SFIO, le guesdisme fut, lui, sur la pente déclinante. Replié sur leur bastion de la fédération du Nord, sur les villes de Lille et de Roubaix, les guesdistes et Jules Guesde ratèrent la signification du syndicalisme révolutionnaire, en s’avérant totalement hostiles au principe de la grève générale, alors que Jaurès se montrait beaucoup plus ouvert sur ce point. Même si l’on peut mettre cet aveuglement sur le compte de l’âge avancé de Jules Guesde en ces temps, il faut aussi signaler qu’il ne vit absolument pas le premier conflit mondial se dessiner et ne comprit pas du tout l’importance du pacifisme. De même, alors que Jaurès prit progressivement conscience des dangers du colonialisme, Jules Guesde, en soutenant un projet farfelu de « colonies socialistes » au Maroc, témoignait encore une fois de son incompréhension des changements mondiaux relevant de l’impérialisme. Si Jean-Numa Ducange relativise quelque peu le lieu commun de la pauvreté théorique du guesdisme, – les guesdistes traduisirent plus de textes de Marx et Engels dans leur journal Le Socialiste qu’on ne le croit par exemple –, elle semble manifeste à l’orée de la Grande guerre.

Que penser des dernières années de Jules Guesde ?

Les dernières années de Jules Guesde furent celles d’un homme de plus en plus coupé des vrais défis touchant le mouvement ouvrier : il se rallia aussitôt à l’Union sacrée et devient ministre d’État. Il resta un des membres les plus va-t-en-guerre de la SFIO tempêtant contre le « militarisme prussien ». Dans cette logique, les bolcheviks au pouvoir ayant accepté le traité de Brest Litovsk ne pouvaient que rencontrer son ire. Il fut logiquement un partisan du refus de l’adhésion à la IIIe Internationale au Congrès de Tours et resta dans la « vieille maison », avant de mourir deux ans plus tard, très éprouvé par la scission du mouvement ouvrier. D’une certaine manière Jules Guesde n’avait pas compris que la guerre passée, un retour à la situation antérieure de la lutte de classes n’était pas possible. Mais sa sincérité était toutefois bien réelle et les dernières années de Jules Guesde ne relèvent pas de l’opportunisme et du carriérisme.

Cela explique sans doute le profond attachement qui persista envers sa figure : à son enterrement, une délégation officielle socialiste et une délégation officielle communiste étaient présentes. Et lorsque le parti communiste français proposa à la Libération la fusion du PCF et de la SFIO en un seul parti, c’est le nom de « Parti ouvrier français » qui fut envisagé. C’est dire la trace dans la mémoire du mouvement ouvrier que laissait le guesdisme alors. Son occultation totale, après une phase de refus explicite dans l’après mai-68 portée par l’extrême gauche mais aussi par le « deuxième gauche » rocardienne, n’est assurément pas une manière de rendre justice à l’œuvre politique aussi importante que contradictoire accomplie par Jules Guesde et les siens. L’excellente biographie de Jean-Numa Ducange permet elle d’en prendre, elle, vraiment la mesure.

Baptiste Eychart


Jean-Numa Ducange, Jules Guesde. L’anti-Jaurès ?

Armand Colin, 250 pages, 22,90 euros, 2017.


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