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« Un Singe en hiver », grandeur nature

Publié le 31 juillet 2017 par Savatier

C’est un village du Calvados que l’on traverse pour se rendre de Honfleur à Trouville, en empruntant l’agréable route côtière. Un village paisible (en apparence…) dont la plage disparaît à marée haute, dont les maisons normandes, les rues étroites et pavées témoignent d’un passé lié à la pêche et à la villégiature. A l’entrée, le panneau de signalisation attire toutefois l’attention car il est singulier : au-dessus de « Villerville », s’affiche un autre nom, « Tigreville ».

La mémoire des cinéphiles n’est pas longtemps mise à l’épreuve ; ils se souviennent que Tigreville fut le théâtre des exploits de Gabriel Fouquet et Albert Quentin, les deux héros d’Un Singe en hiver, le film culte réalisé par Henri Verneuil pendant l’hiver 1961-1962, d’après le superbe roman éponyme d’Antoine Blondin (à lire et à relire!). Ce long métrage, servi par les dialogues les plus ciselés jamais écrits par Michel Audiard, affichait une distribution qui laisse rêveur : Jean Gabin, Jean-Paul Belmondo, Suzanne Flon, Paul Frankeur, Noël Roquevert, Gabrielle Dorziat (voir mon article écrit en 2012 pour le cinquantenaire du film en suivant ce lien).

« Un Singe en hiver », grandeur nature

Hymne à la quête d’imprévu en réponse à la banalité de la vie, roman et film rendent hommage, non à l’ivrognerie, comme le pensent grincheux et fâcheux, mais à l’ivresse des « princes de la cuite » dans une dimension aussi proche de la folie que de la philosophie. Le discours, en ces temps hygiénistes et moralisateurs, fait plaisir à entendre car, puritains mis à part, on ne saurait mélanger les « grands-ducs » et les « boit-sans-soif », ces derniers faisant l’objet de l’une des plus belles répliques du film : « Vous avez le vin petit et la cuite mesquine ; dans le fond, vous méritez pas de boire ! »

« Un Singe en hiver », grandeur nature

L’été, depuis quelques années, des touristes d’un genre nouveau déambulent dans les ruelles, un plan (disponible à l’office du tourisme) à la main. Ils accomplissent un pèlerinage, le mot n’est pas trop fort. Car le décor naturel du film est resté presque intact. Bien sûr, le bordel, créé de toutes pièces pour les besoins du tournage à quelques kilomètres, fut détruit : « Les gourmets disent que c’est une maison de passe et les vicelards un restaurant chinois », précisait l’ancien quartier-maître Quentin qui avait servi en Chine et citait volontiers Apollinaire.

Mais l’hôtel Stella qu’il tenait accueille toujours des voyageurs, même s’il porte obstinément le nom d’Hôtel des Bains, ce qui est un peu frustrant… La boutique de Landru [« On l’appelle comme ça à cause de sa barbe et de ses deux femmes qui sont mortes », expliquait joliment Mme Quentin], « Au Chic parisien », existe encore au début de la rue Abel Mahu ; elle est devenue une maison d’habitation. Quant au mythique Cabaret normand, le temps semble s’y être miraculeusement arrêté ; on y relève probablement la plus forte consommation de Picon-bière du territoire, en souvenir de Gabriel Fouquet qui en maîtrisait le dosage aléatoire.

« Un Singe en hiver », grandeur nature

Cette année, et jusqu’au 7 août, une exposition gratuite se tient dans la salle des mariages de la mairie, pour commémorer le 55e anniversaire du film. Elle est organisée par la « Confrérie du Singe en hiver » fondée il y a une quinzaine d’années. Grâce à ce groupe de passionnés, Villerville vit périodiquement au rythme de Tigreville. La présentation occupe, certes, peu d’espace, mais elle offre au public deux curiosités qui feraient le bonheur de tout amateur. On note d’abord une belle collection de photographies de tournage qui mériteraient d’être réunies en un volume car il s’agit d’un document passionnant sur les coulisses du film. Puis l’attention se porte sur la maquette de la célèbre jonque que Jean Gabin et Paul Frankeur faisaient naviguer sur le zinc dans la première scène. L’original ayant sans doute disparu, il s’agit d’une copie, mais sa réalisation par l’homologue belge de la Confrérie, « Les Fadas du Singe », montre jusqu’où la passion peut conduire. En l’absence des dimensions du bateau, le maquettiste s’est en effet basé sur celles du pichet publicitaire «Marie-Brizard» qui l’accompagnait sur le bar pour en reproduire chaque pièce à l’échelle. Le saisissant résultat de ce travail de bénédictin force le respect et trouve parfaitement sa place au cœur d’une commune qui porte dans ses armoiries « un bateau contourné d’argent ».

« Un Singe en hiver », grandeur nature

Désormais, tous les ans, pour le week-end de la Toussaint, les amateurs, dont beaucoup peuvent citer les dialogues par cœur, se réunissent pour une reconstitution du feu d’artifice que Quentin, Fouquet et Landru avaient allumé sur la plage, histoire de repeindre le ciel normand. En quittant Tigreville, le visiteur, nostalgique, s’interroge encore sur la nature du lieu qu’il vient de parcourir. Est-ce un village côtier, un décor de film heureusement conservé ou bien, comme le Yang-Tsé-Kiang d’Albert Quentin, « un rêve qui se jette dans la mer » ?

Illustrations : Le Cabaret normand – Photographies de tournage – La Jonque, photos © T. Savatier – Scène d’Un Singe en hiver, d.r.


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