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Par Julien Leray @Hallu_Cine

La dernière fois que l’on était ressorti d’une salle totalement éreinté, subjugué par la rythmique sans failles, la fluidité, la limpidité des enjeux et des actions, remonte, sans trop douter, à la sortie de Mad Max : Fury Road.

Le chef-d’œuvre de George Miller, leçon de narration par l’image et le découpage, avait alors également su marquer par sa musicalité, sa propension à raconter une histoire dont l’écriture aurait été calquée sur celle d’une partition.

Un opéra baroque grandiose, plus grand que nature, un festin visuel et sonore à tomber, qui emportaient la tête et le corps dans un intense tourbillon d’émotions, des montagnes russes nées d’un rapport sensitif à l’image et au son extrêmement travaillé.

Changement total de décor, de contexte, et de technique, pour une même finalité : Masaaki Yuasa, réalisateur du déjà génial Mind Game, a accompli avec Night Is Short, Walk On Girl une prouesse similaire, que l’on n’est pas près d’oublier.

Pour donner un ordre d’idée, Night Is Short ressemblerait à ces soirées bien arrosées, frénétiques et hors du temps, où la désinhibition, la folie partagée, l’interdit embrassé font, plus que jamais, sentir vivant. Ces nuits pendant lesquelles tout paraît possible, où l’explosion des règles et des codes provoque alors un indicible frisson.

De la première à la dernière minute, Masaaki Yuasa ne nous laissera donc pas respirer. Il y a tant à faire en une nuit, tant à découvrir et explorer.

Vous aviez été soufflés par le dynamisme de la séquence d’évasion, au crayonné presque abstrait tout en lignes de fuite, de la Princesse Kaguya d’Isao Takahata ? Le procédé, saisissant visuellement (où le personnage en vient à se fondre avec le décor, l’un l’autre avançant alors de concert), se voit ici repris pendant près d’une heure et demi, où la moindre portion d’écran est sujette au mouvement.

Une approche paradoxalement pas si courante dans un film d’animation, souvent trop attaché à singer la réalité, ou du moins, un réalisme reniant la spécificité du genre. À l’instar de Genndy Tartakovsky ayant imposé la même logique à ses Samouraï Jack, Supers Nanas, et surtout, Star Wars : Clone Wars (encore aujourd’hui l’un des tous meilleurs spin-offs de la saga), Masaaki Yuasa fait le pari de la psyché et de l’émotion animés.

La joie, la colère, ou la tristesse donnent ainsi toutes lieu à des idées esthétiques fortes immédiatement reconnaissables, permettant de s’affranchir d’explications verbales supplémentaires, dès lors redondantes et inutiles. Tout passe par l’action, l’explosion des formes et des couleurs.

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L’extrême solitude affective et le désespoir amoureux d’un étudiant (seulement nommé Senpai, « senior ») vont par exemple se traduire par une tempête puissante et ravageuse sur Kyoto, quand ses tiraillements émotifs vont, eux, donner lieu à une mise en abyme littérale et visuelle de sa conscience (un peu à l’instar de Paprika de Satoshi Kon), au sein de laquelle la « fille aux cheveux noirs » (dont on ne connaîtra jamais le nom) sera amenée à plonger afin de le soigner.

L’idée notamment d’utiliser un rhume carabiné que l’on pourrait voir comme une métaphore de MST s’inscrit également dans cette démarche : narrer et raconter par le langage propre au cinéma, plutôt que par le nôtre qui, dans le cadre de thématiques sensorielles, est de toutes façons vain et totalement inadéquat.

Masaaki Yuasa fait alors du montage et du découpage le lit du tumulte émotif que vivent ses personnages, en particulier ces jeunes étudiants aux prises avec les mœurs et la rigidité à l’œuvre dans cette société, régie par le poids des normes et des conventions.

Dans Night Is Short, Walk On Girl, tout est propice à l’éclatement de ces dernières, osant tout, surtout briser les tabous. Aussi, Yuasa n’hésite pas à présenter son héroïne, cette fameuse « fille aux cheveux noirs », comme une amatrice (pour ne pas dire consommatrice invétérée) de cocktails alcoolisés, flirtant allègrement avec ce qui est normalement toléré ou non aux frontières de la majorité.

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Comme de nombreux éléments dans Night Is Short, l’alcool est avant tout traité sous l’angle du plaisir et de la découverte. Ceux qui voudront boire pour démontrer et asseoir leur supériorité le paieront d’une belle gueule de bois, quand l’héroïne, elle, candide mais pas stupide, ne se jettera dans la mêlée qu’en ayant pleinement conscience de ses limites et de ses capacités.

Un personnage haut en couleur donnant le sourire aux lèvres, et dont la bonne humeur communicative n’a d’égale que sa détermination et son talent. « Est-ce de la chance ? » répète-t-elle à l’envi. Pour Masaaki Yuasa, cette chance sourit réellement aux audacieux. Surtout, en fait, aux audacieuses.

Rien ne saura donc atteindre ou entraver la marche de la fille aux cheveux noirs lors de cette nuit, pas même un vieux prêteur sur gages aux accents mafieux, ou ce quadragénaire lubrique, voire obsédé, collectionnant les estampes érotiques, tout en s’autorisant à toucher éhontément les seins des jeunes filles.

Bien mal lui en prendra : c’est avec un poing en pleine figure qu’il sera accueilli par l’héroïne, avec le sourire, oui, mais exigence de respect aussi.

C’est d’ailleurs ce qu’apprendra à ses dépens Senpai, secrètement amoureux de la jeune fille aux cheveux noirs, dont toutes les tentatives d’approche (ridicules ou gênantes), par lâcheté, comportements inappropriés, immaturité, se solderont par un échec cuisant.

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Les événements dépeints dans Night Is Short relèvent ainsi autant de trips sous acides d’ères nocturnes en roue libre, que d’un cheminement existentiel marquant la fin de l’innocence (sans en perdre le panache) et le début de l’âge adulte.

Un passage en particulier symbolisé par les aiguilles des montres que portent les différents personnages. Pour les plus jeunes d’entre eux, le temps défilera lentement, laissant prise à l’émergence de nombreuses activités et d’événements au cours de la nuit. Pour les plus âgés, ce même temps défilera alors à toute vitesse, traduisant leur impuissance à profiter de l’instant présent.

Bien qu’adapté du livre éponyme de Tomihiko Morimi, on sent là tout le poids des obsessions et du travail de réappropriation qu’a pu effectuer Masaaki Yuasa, dont la vie artistique se traduit, outre sa grande qualité, par une intense productivité (son dernier long-métrage, Lu Over The Wall, sort aussi cette année) : en somme, vivre sans jamais s’arrêter.

Un sentiment d’urgence qui infuse littéralement Night Is Short, d’une densité et d’une richesse éreintantes. Un trop-plein qui ne conviendra peut-être pas à tout le monde, mais qui a le mérite de faire montre d’une générosité (toujours bien canalisée) trop rare pour ne pas être soulignée.

Dans le même esprit, le style même du dessin pourra rebuter les plus sensibles à la noblesse du trait. Les fans de Tatami Galaxy ou de Mind Game ne seront certes pas surpris : il n’en reste pas moins que le dessin restant la porte d’entrée d’un film d’animation, il serait dommageable, sinon décevant, de rester en marge de Night Is Short sur ce différend.

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En superbe film-somme, ce dernier a bien trop à raconter pour que l’on daigne passer à côté. Métrage couleur bonbon très acidulé, pour enfants pris au premier, clairement pour adultes au second degré, Night Is Short, Walk On Girl n’évite aucun sujet sensible. Le travestissement, l’homosexualité, la sexualité au sens large, la pornographie. Et dans le même temps, des questionnements plus sociologiques, dont le rapport à la culture, à l’économie de marché (notamment lors de la séquence au sein du Marché de Livres Usagés), à l’individualisation de la société.

Frondeur et volontiers irrévérencieux, Masaaki Yuasa assène baffes après baffes, toujours avec un sourire de bon aloi. Bien aidé il est vrai aussi par une utilisation bien pensée d’intermèdes chantés, segments de comédie musicale lourds de sens, tout en restant saugrenus, loufoques, toujours drôles et légers.

Night Is Short, Walk On Girl représente donc en soi un idéal de cinéma. Électrisant, touchant, accessible et engagé, il incarne sans nul doute un aboutissement pour Masaaki Yuasa qui, sans aucune retenue, a pu (et su !) y déployer tout son génie.

Et si l’on tenait enfin là le successeur maintes fois annoncé d’Hayao Miyazaki ?

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Film vu dans le cadre du Festival Fantasia 2017.


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