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Interdiction d’Al-Jazeera en Israël : que faut-il en penser ?

Publié le 09 août 2017 par Gonzo

Interdiction d’Al-Jazeera en Israël : que faut-il en penser ?

L’affaire a commencé dimanche dernier quand Ayoub Kara, le ministre israélien des Communications, a annoncé que son pays allait prendre différentes mesures afin d’assurer la fermeture, aussi rapidement que possible de la chaîne Al-Jazeera. En réalité, les choses avaient été préparé un peu plus tôt puisque Benyamin Netanyahou avait annoncé, vers la mi-juillet, qu’il avait demandé à ses ministres d’étudier les mesures nécessaires à une telle décision. Néanmoins, le contexte actuel dans la région rend l’affaire singulièrement complexe puisque la chaîne d’information qatarie fait déjà l’objet, depuis le début du mois de juin, de violentes critiques (voir ce billet) de la part de la « bande des quatre » États plus ou moins voisins (Arabie saoudite, Émirats, Égypte et Bahreïn), lesquels lui reprochent de « soutenir le terrorisme ». D’ailleurs, de manière tout à fait remarquable, Ayoub Kara (un druze du Golan) « justifie » la fermeture d’Al-Jazeera en affirmant qu’Israël ne fait que suivre l’exemple des « Arabes modérés ». Certes, l’État hébreu est, bien entendu, « la seule démocratie dans la région » et, à ce titre, respecte scrupuleusement la liberté de la presse. Toutefois, selon une procédure bien rodée, des mesures drastiques peuvent être adoptées dès lors que la sécurité du pays est menacée, ce qui serait apparemment le cas avec la chaîne qatarie. Pour terminer ce rappel des faits, on ajoutera qu’Amnesty International, entre autres organisations, a immédiatement condamné cette « attaque éhontée contre la liberté d’information en Israël et dans les Territoires palestiniens occupés ». De son côté, Al-Jazeera a annoncé qu’elle allait saisir les tribunaux.

Al-Jazeera, la plus israélienne des chaînes arabes

Sans revenir en détail sur la place très exceptionnelle d’Al-Jazeera dans le paysage médiatique arabe et même international (en rappelant tout de même qu’il s’agit, en principe, d’une chaîne « privée » et que le canal d’information arabe ne représente qu’une partie de ses activités, même si la branche sport, beIN, est depuis 2014 totalement séparée du groupe), il convient d’avoir à l’esprit les liens très particuliers qu’ont tissés depuis de nombreuses années Israël et le Qatar, y compris dans le domaine médiatique grâce au succès de ce qui reste une des toutes premières chaînes arabophones d’information en continu. Ouvertes dès 1996 avec l’établissement d’une mission commerciale israélienne à Doha, les relations officielles entre les deux pays se sont détériorées à la suite de la tristement célèbre « Opération plomb fondu » de l’armée israélienne à Gaza en 2008-2009. Si les offres qataries d’une amélioration de ces contacts, notamment en 2010, ont reçu une réponse négative du côté israélien, cela n’a jamais réellement affecté la situation exceptionnelle d’Al-Jazeera, officiellement accréditée (à une date que je n’ai pas retrouvée) auprès des autorités israéliennes et, à ce titre, présente avec bien d’autres chaînes étrangères dans le bâtiment depuis lequel le bureau du Premier ministre israélien gère, à Jérusalem, ses relations avec la presse locale et étrangère.

Seul média arabe international reconnu en Israël, Al-Jazeera a longtemps été également la première chaîne arabophone à donner directement la parole sur son antenne à des officiels israéliens (les Saoudiens viennent de s’y mettre, comme signalé dans le billet déjà mis en lien), au risque de se faire accuser de « normalisation » avec l’ennemi sioniste. Mais la communication peut fonctionner également dans l’autre sens, Al-Jazeera devenant pour les Israéliens une sorte de fenêtre sur le monde arabe, par exemple lorsque la chaîne qatarie a diffusé, en 2008 (avec des sous-titres en hébreu), un long entretien avec l’orientaliste israélien Mordechai Kedar.

Une étrange décision, dans un contexte nouveau

Toutes sortes d’hypothèses circulent pour expliquer la soudaine volonté israélienne de se débarrasser de leur invitée médiatique qatarie. La principale réaction reste l’étonnement car cette interdiction revient à donner à Al-Jazeera un brevet de bonne conduite. En effet, en la clouant au pilori, les autorités sionistes ne peuvent que susciter un fort courant de sympathie dans l’opinion arabe. Sans surprise, on en trouve déjà les échos dans les réseaux sociaux, ce qui renforce encore l’impact déjà très important d’une campagne menée par le Qatar pour contrer les efforts des pays arabes (la « bande des 4 » qui réclament la fermeture de la chaîne), campagne qui aurait rassemblé 53 millions de participants selon cet article).

D’ailleurs, certains médias proches de la « bande des 4 » paraissent assez remontés contre cette initiative israélienne. Sur le site d’Al-Arab online par exemple, un article estime que cette menace d’interdiction offre à Al-Jazeera la possibilité de se poser en victime et de retrouver ainsi un peu de son ancienne popularité dans le monde arabe. Un coup de pouce israélien en somme, qui vient à point nommé pour cette chaîne après son échec cinglant aux USA (1 milliard de dollars gaspillés en pure perte) et après une perte d’influence notable auprès du public arabe en raison de sa couverture très peu « professionnelle » des soulèvements arabes (voir le mot clé Al-Jazeera dans les tags de ce carnet de recherche).

Si l’interdiction d’Al-Jazeera devait lui permettre de se refaire une virginité, pourquoi une telle décision, surtout après qu’Israël et le Qatar ont eu à gérer des tensions bien plus sévères, se demande à son tour Marck LeVine, universitaire américain à qui il arrive d’écrire des papiers pour la chaîne qatarie. S’agit-il dans l’esprit de Benyamin Netanyahou de soigner une cote de popularité qui en a bien besoin, surtout à un moment où le Premier ministre israélien est menacé par une nouvelle affaire de corruption particulièrement inquiétante pour son avenir politique ? Avec cette décision, les Israéliens cherchent-ils à prendre en route le train de la « bande des 4 », hypothèse que renforcerait une déclaration du ministre des Affaires étrangères des Émirats dénonçant, non seulement la violence, mais aussi « l’antisémitisme » d’Al-Jazeera ? Les Israéliens pensent-ils que le moment est venu de couler définitivement une chaîne qui n’a plus autant de prestige et qui n’est plus aussi utile à leurs yeux en raison de sa capacité à faire passer à l’opinion arabe certains messages israéliens ? Ou bien encore, poursuit Marck LeVine, serait-ce parce que le mouvement de boycott (BDS) prend une telle ampleur qu’Al-Jazeera devient dangereuse pour l’État hébreu dans ce contexte ?

Autant d’explications, difficilement crédibles pour certaines, et même contradictoires. On note malgré tout, comme le souligne Abdel-Bari Atwan (عبد الباري عطوان) dans l’éditorial déjà mentionné, qu’Israël, avec ce projet d’interdiction de la chaîne qatarie, soutient clairement les positions défendues par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et leurs alliés, dans le contexte d’une coalition « sunnite » menée par la seule Arabie saoudite contre la menace de l’Iran « chiite ». « Nous avons fondé notre décision sur les choix faits par les États arabes sunnites de fermer les bureaux d’Al Jazeera et interdire leur travail  », a ainsi déclaré Ayoub Kara, le ministre israélien des Communications, en évoquant les motifs de cette procédure d’interdiction.

Un utile rappel de pratiques aussi courantes qu’anciennes

Quelles que soient les raisons, sans nul doute complexes, qui ont présidé à cette décision, celle-ci ne prendra pas effet en l’espace de deux semaines comme semblent l’espérer les autorités israéliennes. En effet, le quotidien Haaretz rappelle qu’il ne revient pas au ministre des Communications du pays, mais au services de sécurité, d’ôter aux journalistes leurs accréditations. C’est également le cas pour une éventuelle fermeture des bureau de la chaîne. Le ministère n’est pas compétent non plus pour une autre option, celle qui consiste à demander aux sociétés de communication par câble ou par satellite de retirer la chaîne qatarie de leur offre, une solution qui pose de toute manière de nombreux problèmes techniques et qui ne serait pas forcément efficace…. Tous les obstacles seraient-ils surmontés que rien n’empêcherait, en théorie, que la chaîne qatarie continue à travailler depuis les Territoires occupés !

Cette affaire a au moins un mérite, celui de rappeler l’ordinaire des pratiques israéliennes dès lors qu’il s’agit de la liberté de la presse ! L’aura internationale de la chaîne qatarie fait que ce dossier a été quelque peu évoqué dans les médias mais les interdictions décrétées par les autorités israéliennes sont aussi anciennes et nombreuses que les prétextes pour les justifier. Pour s’en tenir à l’actualité récente, on peut ainsi rappeler le raid de l’armée israélienne, le 29 juillet dernier, dans les locaux de Palmedia. Cette société, installée à Ramallah et qui propose ses services à de grands groupes étrangers, est accusée de « fabrication de matériau susceptible d’inciter au terrorisme ». Un an plus tôt, la chaîne Palestine Today (qui continue à émettre depuis Gaza), trop « jihadiste » au goût de Tel-Aviv, avait été brutalement fermée et plusieurs de ses journalistes jetés en prison.

Ces interdictions très peu démocratiques du droit à l’information s’appliquent au territoire plus ou moins « légitime » de l’État israélien puisque la chaîne Al-Musawa, préparée à Ramallah mais diffusée depuis Nazareth (avec des financements de l’Autorité palestinienne), s’est vu infliger vers la même époque une fermeture de 6 mois, pour « atteinte à la souveraineté israélienne ». Mais il peut aussi arriver que le gouvernement israélien fasse taire les voix palestiniennes qui ne lui conviennent pas bien au-delà de ses frontières. On se souvient ainsi qu’en mars 2016, le bureau du Premier ministre israélien s’est vanté d’avoir fait exclure, à sa demande, la chaîne Al-Aqsa d’Eutelsat, un satellite européen, mais de droit français…


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