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La barbarie au pluriel.

Publié le 17 juillet 2017 par Ep2c @jeanclp
La barbarie au pluriel.

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Il serait vain de se détourner du passé pour ne penser qu’à l’avenir. C’est une illusion dangereuse de croire qu’il y ait même là une possibilité. L’opposition entre l’avenir et le passé est absurde. L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé.

L’amour du passé n’a rien à voir avec une orientation politique réactionnaire. Comme toutes les activités humaines, la révolution puise toute sa sève dans une tradition. Marx l’a si bien senti qu’il a tenu à faire remonter cette tradition aux âges les plus lointains en faisant de la lutte des classes l’unique principe d’explication historique. Au début de ce siècle encore, peu de choses en Europe étaient plus près du Moyen Âge que le syndicalisme français, unique reflet chez nous de l’esprit des corporations. Les faibles restes de ce syndicalisme sont au nombre des étincelles sur lesquelles il est le plus urgent de souffler.

Depuis plusieurs siècles, les hommes de race blanche ont détruit du passé partout, stupidement, aveuglément, chez eux et hors de chez eux. Si à certains égards il y a eu néanmoins progrès véritable au cours de cette période, ce n’est pas à cause de cette rage, mais malgré elle, sous l’impulsion du peu de passé demeuré vivant.

Le passé détruit ne revient jamais plus. La destruction du passé est peut-être le plus grand crime. Aujourd’hui, la conservation du peu qui reste devrait devenir presque une idée fixe. Il faut arrêter le déracinement terrible que produisent toujours les méthodes coloniales des Européens, même sous leurs formes les moins cruelles. 


 

Simone Weil, L’Enracinent (1943)

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La barbarie au pluriel.

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« J’ai essayé de passer ma vie à comprendre pourquoi la haute culture n’a pas pu enrayer la barbarie, pourquoi elle en a été souvent l’alliée, le décor, le choeur au sens du choeur d’une tragédie grecque. »

George Steiner
Ce qui me hante, entretien avec G. Steiner,

Antoine Spire, Editions Bord de l’eau, 1999.

Façonner la sensibilité et l’intellect entraîne naturellement l’individu et, par conséquent, la société dans laquelle il s’insère, à adopter une conduite rationnelle et bénéfique. Qu’il revienne à l’éducation d’assurer le progrès moral et politique, tel était bien le dogme laïc : l’instruction publique par l’entremise des lycées, bibliothèques municipales et cours du soir se substituait aux illuminations intérieures, aux élans vers la perfection morale, jusque là sanctionnés, pour une poignée d’élus, par la religion. .... Là ou florissait la culture, la barbarie était par définition un cauchemar du passé.

(…)

Nous savons maintenant qu’il n’en était pas ainsi… Nous comprenons maintenant que les sommets de l’hystérie collective et de la sauvagerie peuvent aller de pair avec le maintien et même le renforcement des institutions, de l’appareil et de l’éthique de la haute culture. En d’autres termes, les bibliothèques, musées, théâtres universités et centres de recherche, qui perpétuent la vie des humanités et de la science, peuvent très bien prospérer à l’ombre des camps de concentration …. Nous savons aussi – et cette fois-ci les preuves sont solides, bien que la raison s’obstine à les ignorer - que des qualités évidentes de finesse littéraire et de sens esthétique peuvent voisiner chez le même individu, avec des attitudes barbares, délibérément sadiques. Des hommes comme Hans Franck, qui avait la haute main sur la « solution finale » en Europe de l’Est, étaient des connaisseurs exigeants, et parfois même de bons interprètes, de Bach et Mozart. On compte parmi les ronds de cuir de la torture ou de la chambre à gaz des admirateurs de Goethe ou des amoureux de Rilke.

Georges Steiner Le Chateau de Barbe bleue

Cité par Jean-Michel Lucas dans Réponse à l’article de Michel Guérin On ne cultive que les riches

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La barbarie au pluriel.

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Deux types de barbarie coexistent et parfois se combattent. Le premier est cette barbarie de masse aujourd’hui de Daech, hier du nazisme, du stalinisme ou du maoïsme. Cette barbarie, récurrente dans l’histoire, renaît à chaque conflit, et chaque conflit la fait renaître. On s’en offusque en 2016 en découvrant les images ou les témoignages dans l’État islamique, mais les millions de morts des camps nazis, des goulags soviétiques, de la révolution culturelle chinoise comme du génocide perpétré par les Khmers rouges rappellent, s’il en était besoin, que l’abomination barbare n’est pas propre au XXIe siècle ni à l’Islam ! Ce qui distingue la première des quatre autres qui l’ont précédée dans l’histoire, c’est simplement la racine du fanatisme religieux.

Le second type de barbarie, de plus en plus hégémonique dans la civilisation contemporaine, est celui du calcul et du chiffre. Non seulement tout est calcul et chiffre (profit, bénéfices, PIB, croissance, chômage, sondages…), non seulement même les volets humains de la société sont calcul et chiffre, mais désormais tout ce qui est économie est circonscrit au calcul et au chiffre. Au point que tous les maux de la société semblent avoir pour origine l’économique, comme c’est la conviction du ministre de l’Économie Emmanuel Macron. Cette vision unilatérale et réductrice favorise la tyrannie du profit, de la spéculation internationale, de la concurrence sauvage. Au nom de la compétitivité, tous les coups sont permis et même encouragés ou exigés, jusqu’à instaurer des organisations du travail déshumanisantes comme en atteste le phénomène exponentiel de burn-out. Déshumanisantes, mais aussi contre efficientes à l’heure où la rentabilité des entreprises est davantage conditionnée à la qualité de l’immatériel (coopération, prise d’initiatives, sens de la responsabilité, créativité, hybridation des services et des métiers, intégration, management, etc.) qu’à la quantité du matériel (ratios financiers, fonds propres, cours de bourse, etc.). Ainsi la compétitivité est sa propre ennemie. Cette situation est liée au refus d’aborder les réalités du monde, de la société, et de l’individu dans leur complexité.

Edgar Morin : « Le temps est venu de changer de civilisation »

© : Denis Lafay | La Tribune


 

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