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Loi du Rêve

Publié le 15 juillet 2008 par Detoursdesmondes

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J'ai tenté, dans ces débuts de pérégrinations australiennes, d'expliquer ce qu'était le temps du rêve, les esprits-enfants... avec mes mots forcément incomplets, avec une démarche toujours cartésienne tant bien même je “prenais une autre paire de lunettes”, posture maintes fois évoquée ! Et puis lisant Barbara Glowczewski, le prélude de son livre Les rêveurs du désert m'est apparu comme une révélation. Tout ce que je souhaitais dire était si bien écrit, si limpide dans ces deux pages. Aussi je ne résiste pas à la tentation de vous les livrer ici.
Hommage aux travaux de Barbara Glowczewski.
Hommage aux artistes du groupe Warlpiri, Yuendumu, Désert central.
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“Au coeur de l'Australie, sur les terres rouges et craquelées, parsemées d'herbes sauvages et piquantes, de buissons décharnés et de cours d'eau à sec, des centaines de pistes invisibles s'entremêlent. L'une d'elle parcourt plus de mille kilomètres, balisée du nord au sud par quelques collines, rochers et arbres isolés, les sites sacrés de cet itinéraire que les Aborigènes du Centre appellent Rêve Homme Initié ou Rêve Etoiles. Toutes ces formes du paysage surgirent au passage d'un peuple ancestral qui, dans l'espace-temps du Rêve, traversa le désert avant de se transformer en étoiles.
Lorsque la terre était encore plate, un immense auvent flottait dans le ciel. Il se posa au sol et devint une longue colline de roches rouges qu'on appelle depuis Kulungalinpa. Au même moment, un corps sidéral qui n'était pas une étoile filante mais quelque chose de plus grand, plus lumineux et plus long, pareil à une comète, tomba du firmament. Sa chute en plein jour provoqua une nuit qui recouvrit toute la terre. De cette nuit émergea le peuple Homme Initié
Le soleil se leva de nouveau et les enfants des étoiles se mirent à danser, agitant leurs bras et frappant leurs cuisses. Alors des branches poussèrent à leurs pieds, formant des perches de plusieurs mètres qui bruissaient au-dessus de leurs têtes. Ils virent dans le ciel Orion et ses filles les Pléiades. Eux aussi avaient parcouru la terre, imprimant un itinéraire balisé de marques topographiques : le Rêve Invincible, nom d'Orion qui su terre épousait ses filles à l'infini, leur ordonnant de tuer les fils qu'elles enfantaient de lui.
Poteauceremoniel260 Les hommes-arbres du Rêve Etoiles n'avaient ni filles ni épouses. Ils marchaient en chantant, et les mots qui racontaient leur épopée passée et à venir ensemençaient la terre. Ils semaient ainsi des Images qui se transformaient en eucalyptus ou en esprits-enfants.
Ils campèrent au pied d'une colline tombée du ciel et rêvèrent au voyage qu'ils allaient entreprendre vers les lointaines contrées du Sud. En songe, ils rencontrèrent les femmes du Rêve Bâton à Fouir, le peuple célibataire de danseuses. Elles sillonnaient aussi la terre, semant des Images à esprits-enfants et faisant pousser des acacias partout où elles plantaient leurs bâtons.
Un jour, ayant laissé les hommes du Rêve Etoiles pour aller chasser, elles trouvèrent en rentrant une corde et un bandeau faits de cheveux filés. Un héros du Rêve Varan les avait fabriqués en coupant les cheveux des hommes. Les femmes Bâton à Fouir, séduites par ces nouveaux objets, acceptèrent pour les posséder de dévoiler leur savoir. Elles firent l'amour avec eux, leur abandonnèrent les prérogatives de la chasse à la lance et des initiations.
Il n'y avait pas de règles de mariage à l'époque, aussi se disputèrent-elles sur la manière dont elles se répartiraient les hommes. Certaines voulaient les mettre en commun, d'autres réussirent à imposer l'idée que chacune aurait le sien. Par couples donc, hommes et femmes firent un bout de chemin jusqu'à Janyingki, où elles accouchèrent de garçons et de filles. Alors dansant et tournant elles formèrent la grotte qui s'y trouve.
Les enfants grandirent. Coiffées des bandeaux reçus de Varan, les mères dansèrent la cérémonie Bouclier pour que leurs fils deviennent des hommes et reçoivent des épouses. Puis elles tendirent les bras et en sautillant s'éloignèrent vers les contrées de l'Est. Ayant traversé de grandes plaines désertes, elles disparurent sous terre en chantant : “Le pouvoir de la Voix des Nuits, l'Ocre jaune, le Bâton à fouir a cessé de respirer, il s'est éteint à bout de souffle...”
Fourmivolante260 Sous terre ou au ciel, les êtres de l'espace-temps du Rêve continuent à rêver. Ils rêvent l'existence des hommes et des femmes à la peau noire qui depuis des millénaires parcourent le désert. En nommant les sites sacrés qu'ils avaient modelés, les ancêtres fabuleux léguèrent aux hommes une Loi faite de danses, de chants et de peintures. Depuis ce temps, les Aborigènes dansent, chantent et se peignent le corps avec les Images sacrées.
Les esprits-enfants semés par le Rêve Homme Initié, le Rêve Bâton à Fouir, le Rêve Varan, le Rêve Invincible et tous les autres Rêves, résident encore près des trous d'eau, des rochers ou des arbres. Ils attrapent les femmes qui s'approchent d'eux et, génération après génération, les pénètrent pour donner naissance aux filles et aux garçons gardiens de cette terre. Ainsi, chaque Aborigène du désert incarne-t-il un nom et un chant de Rêve qui lui donnent la mémoire de la terre.”

Barbara Glowczewski, 1989, Les rêveurs du désert. Peuple Warlpiri d'Australie. Ed. Actes Sud 1996.

Photos : @ Musée du Quai Branly.
Photo 1 : Rêve de l'émeu, Darby Jampijinpa Ross.
Photo 2 : Rêve de la liane-serpent, Maggie Napangardi Watson.
Photo 3 : Rêve du poteau cérémoniel, Paddy Japaljarri Sims.
Photo 4 : Rêve de la fourmi volante, Clarisse Nampijinpa Poulson.


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