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Beckett ou la puissance des cacophonies silencieuses

Par Caulfield

Samuel Beckett, vous connaissez?
Connu pour avoir écrit des pages de littérature souvent incompréhensible, jamais véritablement compréhensible, auteur du célèbre En attendant Godot et de nombreux autres textes qu'il a marqués de son style parfaitement inimitable.
On qualifierait volontiers ses textes de "fouillis", de "bazar poétique", voire même de "pipeau littéraire", si l'on cherchait à les lire comme des histoires possédant un début, un déroulement et une conclusion; seulement, Beckett n'aura écrit tant et tant que pour affirmer deux choses qui semblent occuper la place la plus importante dans chacun de ses textes: l'impossibilité de la communication d'une part, et la quête perpétuelle d'un chez-soi d'autre part.
Digne descendant de Sisyphe, l'écrivain aura puisé dans ce mythe grec les fondements de sa pensée; à l'échelle individuelle, la communication se fait naturellement, et le foyer reste souvent un simple toit sous lequel nous pouvons nous abriter et qui nous garde une certaine forme d'intimité. A l'échelle de l'humanité, cependant, ces thèmes sont plus complexes: ce qui est dit n'est jamais identique à ce qui est entendu, et encore moins à ce qui est répété; de même, au vu de l'immensité de la Terre, et a fortiori de celle, désespérément infinie, de l'Univers qui nous contient, aucun "domicile" n'est réellement digne de ce nom.
Beckett pointait du doigt la nature évanescente des mots et la supercherie évidente qu'ils incarnent; si ceux-ci sont les seuls ponts entre la pensée individuelle et la pensée collective, et les premiers propulseurs de la pensée partagée, en revanche, leur utilisation quotidienne et massivement répétée, tout à fait abusive selon Beckett, les transforme en moyens (à la communication) alors qu'ils sont originalement des fins.
C'est ainsi qu'il est courant de dire "Nomme cet objet", alors qu'à en croire Beckett, il faudrait dire "Nomme le mot qui désigne cet objet".
Rendre aux mots leur statut de choses à part entière et non plus d'outils permettant d'accéder aux choses, c'est s'obliger non seulement à les utiliser avec une parcimonie plus que gênante pour la communication au quotidien, mais aussi à justifier leur utilisation dès l'instant où ils ont été utilisés. C'est, comme le disait Sartre, l'adoption naturelle du langage poétique, dans lequel les mots ont autant d'importance, sinon plus, que les objets qu'ils désignent.
Partant donc du principe que chaque mot dit est à la fois un mensonge, une erreur et une aberration, Beckett construit des textes qui ne peuvent logiquement pas être racontés comme si le fait de raconter quelque chose allait de soi. Chacune de ses phrases est marquée par un sentiment d'insatisfaction et d'inexactitude, qu'il met en avant en revenant sans cesse sur le choix de ses propres mots au fur et à mesure qu'il les écrit.
Par ailleurs, Beckett emploie souvent un langage oralisé, sans pour autant le démarquer du langage écrit, créant ainsi des situations difficilement compréhensibles pour le lecteur, qui se retrouve face à des phrases dont la ponctuation est lacunaire.
D'un autre côté, Beckett n'affirme pas de façon absolue que toute forme de communication est impossible; il couple ce concept à celui de la quête d'un foyer, foyer qui devient donc le lieu depuis lequel l'on pourrait être capable de dire les choses sans abuser des mots et sans tromper les objets qu'ils désignent.
Seulement, en avançant le fait qu'un tel foyer est introuvable (quoiqu'il ne dise jamais qu'il n'existe nulle part), Beckett situe le domaine de la véritable communication dans une sphère qui dépasse la géographie; il défie sans cesse le pragmatisme habituellement employé dans l'utilisation des mots et dans la localisation du chez-soi.
Voici un extrait de l'un de ses Textes pour Rien, le troisième pour être exacte, qui compile parfaitement les réflexions de l'auteur à propos de la fausseté inhérente à l'emploi des mots, et à propos du va-et-vient perpétuel qui naît de l'absence de domicile.
En gras sont surlignés les passages qui illustrent tout à fait ces inquiétudes de l'écrivain.
III - Samuel Beckett
Laisse, j'allais dire laisse tout ça. Qu'importe qui parle, quelqu'un a dit qu'importe qui parle1. Il va y avoir un départ, j'en serai, ce ne sera pas moi, je serai ici, je me dirai loin, ce ne sera pas moi, je ne dirai rien, il va y avoir une histoire, quelqu'un va essayer de raconter une histoire. Oui, foin de démentis, tout est faux, il n'y a personne, c'est entendu, il n'y a rien, foin de phrases, soyons dupe, dupe des temps, de tous les temps, en attendant que ça passe, que tout soit passé, que les voix se taisent, ce n'est que des voix, que des mensonges. Ici, partir d'ici et aller ailleurs, ou rester ici, mais allant et venant. Bouge d'abord, il faut un corps, comme jadis, je ne dis pas non, je ne dirai plus non, je me dirai un corps, un corps qui bouge, en avant, en arrière, et qui monte et qui descend2, selon les nécessités.
Notes:
1. Ici, le premier "Qu'importe qui parle" est une affirmation orale, ce qui explique qu'elle soit ensuite répétée de façon écrite. L'auteur de la remarque orale est représenté par "quelqu'un".
2. Allusion aux gestes inlassablement répétés par Sisyphe.


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