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Pause déjeuner

Publié le 23 juillet 2008 par M.

 

Pause déjeuner en salle des professeurs. Il préfèrerait manger avec les élèves, au réfectoire, mais ses collègues mettent un tel point d’honneur à se réunir qu’il ne voudrait pas faire tâche en s’exilant.

Aujourd’hui, c’est Pierre Jacob, professeur de mathématiques, qui lui raconte sa vie. Parce que oui, tout le monde raconte sa vie à Monsieur Martin, depuis toujours. Même quand il était gamin, ses camarades de classes lui disaient leurs chagrins, et plus tard les filles lui faisaient de sacrées confidences sur l’oreiller, maintenant ce sont majoritairement des adultes ennuyeux qui lui parlent de leurs difficultés diverses et variées, et parfois les gamins, quand il a bien fait son boulot.

Aujourd’hui, donc, c’est Pierre Jacob et ses problèmes de discipline avec le petit Kevin.

-   C’est la deuxième colle que je lui donne depuis lundi. Et on est mardi ! Je ne sais plus que faire avec ce gamin, je ne sais plus que faire!

-   Qu’as tu essayé ?

-   Tout ! J’ai tout essayé ! Les exercices supplémentaires, les lignes, le coin, les colles, et même l’exclusion de mes cours, la semaine dernière.

-   Et lui parler ?

-   Pardon ?

-   Lui parler, tu as essayé ?

-   Lui parler de quoi ?

-   Je sais pas, de son comportement par exemple…

-   Tu parles ! Parce que tu crois que ça va changer quelque chose ? On ne peut rien en tirer de ce gamin, crois moi. Il faut juste que je trouve un moyen de le calmer pour pouvoir donner mes cours en paix, s’il ne veut pas apprendre après tout c’est son problème.

-  

-   Il ne te cause pas d’ennui à toi ?

-   Kevin ? Pas le moins du monde. Il est très calme pendant mes cours.

-   … Oui, mais toi tu es prof de dessin, c’est pas pareil.

-   Tu as raison, c’est pas pareil.

Monsieur Martin se lève, son plateau à la main. Il le débarrasse et sors dans la cours fumer une cigarette. Fuir les énormités de ses collègues, surtout. Il a tellement de mal à entendre les gens parler, il voudrait parfois qu’ils se taisent, tous, qu’ils l’oublient, qu’ils ne le voient plus, plus jamais. Disparaître. Et renaître. Ailleurs, autrement. Là où tout serait différent, où il serait enfin lui et pas celui qu’on attend. Un autre monde, pareil à celui-ci mais libre, tellement libre. Voilà à quoi pensais Monsieur Martin, systématiquement, en fumant sa cigarette dans la cours de récréation après le déjeuner.

 

Il fait quelques pas et allume son téléphone portable. La voix Orange lui annonce qu’il a un nouveau message. Il l’écoute. C’est elle. Elle pleure. Elle dit qu’elle veut le voir, qu’elle va mal, qu’elle a besoin de lui parler. Il la rappelle aussitôt, il passera la voir à la sortie des cours, ils parleront. Quand il raccroche, elle semble rassurée.

La sonnerie retentit, il regagne sa classe sans pensée particulière, il sait comment les choses vont se passer : il sortira et sautera dans sa voiture pour la retrouver dans ce petit café où ils ont leurs habitudes, elle lui racontera son malheur, l’indifférence de son mari, sa froideur, sa distance, son besoin à elle de chaleur, d’amour, de bonheur qu’après tout elle mérite. Il l’écoutera et la consolera, sûrement il lui fera l’amour, dans la voiture ou à l’hôtel peut-être, parfois ils vont à l’hôtel. Il lui donnera la tendresse dont elle a besoin, il se convaincra que c’est ce qu’il veut lui aussi, à coups de reins et de langue il se fabriquera l’illusion de l’amour, il lui dira des mots doux, c’est probable, de belles déclarations dont il a le secret, il est très fort en déclarations de toutes sortes, il connaît les mots et sait les manipuler. Puis il rentrera retrouver celle qu’il a quitté sans un regard le matin même, et il fabriquera une autre illusion : celle d’un mariage heureux, d’une vie parfaite.

 

Il est un formidable illusionniste. Un illusionniste malheureux.

 

 


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