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L'ordre social universitaire

Publié le 01 août 2008 par Lbloch

Il n’est de semaine qui ne me donne l’occasion de me rappeler la remarque de mon homonyme Marc Bloch dans son essai posthume L’étrange défaite : « un général, fût-il parmi les plus étoilés, s’il pénètre dans la pièce où travaille un modeste sous-lieutenant ne saurait, sans manquer à la plus élémentaire courtoisie, omettre de lui tendre la main. Mis en face d’un sous-officier — ne parlons pas d’un simple soldat — il faudra, pour l’engager à ce geste, les circonstances les plus exceptionnelles. » L’université se veut plus démocratique et les manifestations de grossièreté y sont moins ostensibles, mais il est impossible d’ignorer la barrière invisible mais infranchissable entre le clergé universitaire et le tiers-état des ingénieurs et techniciens, sans bien sûr que cette remarque générale exclue des comportements individuels différents. Rappelons que Marc Bloch citait cette observation, faite lors de ses deux mobilisations (14-18 et 1940), comme un symptôme de la rigidité sociale française, invoquée comme un des facteurs de l’effondrement de 1940.

C’est une plaisante spécificité française : dans les pays développés les gens sont recrutés dans une équipe d’enseignement et de recherche pour contribuer à ses projets, et ils y restent et y progressent en fonction de la qualité de leur contribution. En France, ce sont des qualités ontologiques acquises précocement qui déterminent la position ultérieure des gens et leur rang dans l’ordre social. C’est toujours mieux que les positions acquises par la naissance, certes. À cinquante ans passés, j’ai dû exhiber mes diplômes, y compris le baccalauréat, c’est grotesque. À cette aune d’ailleurs je suis un usurpateur, parce que j’ai régulièrement rempli des fonctions qui n’auraient pas dû me revenir : mais la situation était tellement calamiteuse que les candidats légitimes n’en voulaient pas. Tant mieux pour moi : les situations calamiteuses sont les plus intéressantes, et au moins on ne risque guère d’aggraver les choses. Un beau jour j’ai postulé à une sinécure mandarinale : inutile de dire que j’ai ramassé une veste.

Il m’est arrivé deux fois, dans deux établissements de recherche différents, d’avoir au sein de mon équipe un ingénieur (dans les deux cas, une femme) muni de toutes les qualités exigibles pour postuler à un poste de chercheur. Leurs candidatures n’étaient peut-être pas les meilleures et les commissions de spécialistes (ça s’appelle comme ça) avaient le droit de les refuser : mais dans les deux cas elles ont affronté un déferlement de haine et d’insultes très surprenant dans un milieu pourtant d’ordinaire assez feutré. Les vitupérateurs les plus inspirés n’étaient bien sûr pas, parmi les chercheurs, au nombre des plus brillants, c’est une litote. Seule la perception de ces candidatures comme la transgression d’un ordre immuable et sacré pouvait expliquer la violence du rejet.


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