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(note de lecture) Antoine Emaz, "Planche", par Antoine Bertot

Par Florence Trocmé

EmazLes notes de Planche sont écrites durant des « jours, mois, muets » (p.60). Elles débutent par une question sans réponse : « Quelque chose que je ne vois pas bloque, déplace les masses internes, coupe les forces, obstrue. Quoi ? » (p.7). Il y a bien, face à « la nuit restante », une tentative de « déplier » quelques mots (p.27). Mais ce qui « bouge » ne concerne que la langue et manque l'« expérience de vivre ». Cette exigence de « l'écrire-vivre » s'accorde au contraire, selon une tension de langue moins forte, aux notes. Le mutisme du poème est alors décrit « sans drame », comme un fait (« les mots ne prennent pas la pente, voilà tout. », p.24), une circonstance de la vie qui « continue d'aller » (p.7).
Ainsi, comme dans Flaques, la note « ratisse […] large » (p.62). On passe d'un point sur le rapport vers-prose (p.18) à un « bon moment » face au jardin (p.54), d'une « vidange » de la bibliothèque (p.83) à vieillir (p.47), d'une réflexion sur le souvenir (p.101) aux lectures, véritables nécessités heureuses (« J'aime bien me sentir dans la circulation des œuvres des autres. Sans cela, j'aurais sans doute l'impression d'être formolé dans un bocal. », p.95). De fait, la lecture des Carnets de Bergounioux et de Life de K. Richards accompagne l'écriture de Planche. S'ajoutent les nombreux livres de  poètes contemporains (Dubost, Vinau, Sautou, Ascal, etc.) et les revues, qui participent à l'ancrage dans le quotidien et le temps présent. Antoine Emaz s'oppose ici à Jaccottet, « retranché en lui, avec quelques pairs et des statues de sa stature » (p.40).
Ce choix du présent vient d'une préoccupation insistante : « La question qui reste, aujourd'hui, me semble être : qu'est-ce qu'on peut encore sauver, lucidement, de la désillusion ? » (p.61). Une réponse tient dans l'obstination de la poésie (« Chanter. Le peu possible. A bouche fermée, si nécessaire. », p.46). Elle incarne, pauvrement, le choix d'une « résistance durable plutôt que d'une lutte sans doute glorieuse mais suicidaire, dans une avant-garde qui combat des moulins ou une arrière-garde qui sonne l'olifant » (p.23).
L'héroïsme humble est repris plus intimement, avec humour, à partir d'un vers de Corneille : « 'J'ai fait ce que j'ai dû, je fais ce que je dois', je préférerais : 'J'ai fait ce que j'ai pu, je fais ce que je peux'. Moins glorieux, mais davantage dans mes cordes. » (p.71). Ce vers répond mieux à vivre avec la sensation de l'absurde, « sorte de vertige qui prend à certains moments, lorsqu'on se sent étranger à l'environnement, aux autres, à soi. » (p.127). Cette sensation, discutée avec Camus en fin de livre, parcourt les notes. On la trouve dans une description de  « l'inhumain » de la mer (p.80) ; lors d'un « examen de minuit » qui porte sur « quoi vivre ? » (« Quand le 'quoi ?' fait retour, c'est généralement des heures douteuses ; du vertige et de la liberté déblaient, ouvrent un vaste espace. » p.13) ; « quand quelque chose », au jardin « devient parfaitement étranger » (p.126) ; lorsque les « ombres illisibles » de la mémoire se présentent « pour rien puisque muettes et presque sans nom. » (p.113).
L'absurde enferme :« Si tout s'équivaut, on est dans le rien et on y reste, passivement. » (p.128). On entend un écho dans une autre note ; cette fois, Shakespeare est détourné : « Beaucoup de vie pour rien. C'est l'entassement de ces riens qui finit par faire une existence. On ne retourne pas à la poussière, on la fabrique avec constance. » (p.77). Mais, avec Antoine Emaz, reconnaître le « rien » crée aussi de la liberté et enjoint à plancher pour « intensément vivre » (p.53). De là, peut-être, l'affirmation de la « confiance dans une communauté de langue. Elle doit porter vivre, approximativement, autant que possible, mieux que rien. » (p.86).
(
Antoine Bertot)
Antoine Emaz, Planche, Editions Rehauts, 2016, 129p., 16€


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