Magazine Culture

Gustave Verbeek, sens dessus-dessous par Pierre Pigot

Publié le 08 janvier 2010 par Fric Frac Club
Gustave Verbeek, sens dessus-dessous par Pierre Pigot Gustave Verbeek, sens dessus-dessous par Pierre Pigot Les Allemands ont un trés beau mot pour dire « rébus » : Bilderrätsel, littéralement « énigme d'image ». Certes, les comic strips à double sens de lecture dessinés par Gustave Verbeek pour la presse new-yorkaise de la Belle Epoque, ne sont pas à proprement parler des rébus ; mais pourtant, à les regarder, tout en imaginant comment le lecteur de circa 1905 devait faire tournoyer la grande page de journal, à songer aujourd'hui pendant quelques sérieuses secondes de faire le poirier devant son écran d'ordinateur, on se dit que ces personnages tête-bêche, ces décors renversables, ces objets qui peuvent être deux choses radicalement différentes selon la manière dont notre regard les affronte, n'ont pas seulement une dimension ludique se résolvant dans le plaisant petit éclair de la reconnaissance. Ils sont aussi, plus profondément, une brèche merveilleusement établie dans le tissu de la mimesis en bande-dessinée : une ambiguité troublante, une « énigme en images »mettant notre petit univers sensible sens dessus-dessous, et qui aurait sa place aux côtés de grands classiques, comme le vase formé par deux visages rapprochés, ou la vieille femme qui est en même temps une jeune fille. Gustave Verbeek (1867-1937) a été l'anti-héros d'une trajectoire somme toute assez curieuse. Il est né à Nagasaki, qui n'était alors qu'un grand port marchand, et pas encore un nom maudit sur les cartes de l'Histoire. Son père était Guido Herman Fridolin Verbeck, un missionnaire catholique hollandais établi au Japon, qui était également ingénieur, pédagogue, enseignant, mais qui, surtout, fut aux débuts de l'ère Meiji l'une des grandes éminences grises occidentales, un homme trés influent dans les cercles de pouvoir japonais et autour de l'empereur Mitsuhito, travaillant dans l'ombre à l'ouverture de l'archipel vers l'Europe et l'Amérique. Ayant grandi dans l'ombre de ce père assez atypique, Gustave Verbeek quitta le Japon pour Paris, où il fit l'essentiel de son apprentissage artistique, travaillant déjà pour divers journaux européens (c'était l'époque où un futur peintre abstrait, Kupka, pouvait faire en tant que caricaturiste les grandes heures d'un journal comme L'Assiette au beurre). C'est en arrivant aux Etats-Unis, en 1900, que son nom changea, suite à une erreur d'un employé des douanes : mal orthographié sur les formulaires, Verbeck devint Verbeek pour l'histoire de la bande-dessinée. Si l'on se souvient encore de Gustave Verbeek, c'est surtout grâce à ces 64 séries de six cases, parues à un rythme hebdomadaire dans le New York Herald à partir d'octobre 1903, sous le titre The Upside Downs of Little Lady Lovekins and Old Man Muffaroo. Les intrigues en sont extrêmement minces, pour ne pas dire banales : un moustachu à chapeau de cow-boy et une jeune fille rousse portant robe jaune et chapeau à rubans bleus se balladent dans des paysages conventionnels, traversant des rivières ou franchissant des murs, parfois combattant un dragon ou pénétrant dans un palais enchanté. Sauf qu'arrivés à la sixième case, soudain pour eux comme pour le lecteur, tout se retrouve littéralement chamboulé à la upside-down, mis « sens dessus-dessous » : nous voilà soudain priés par Verbeek de retourner la page, et de recommencer notre lecture pour découvrir la suite de l'histoire exactement avec les mêmes images, mais renversées ; et brusquement, l'anodin et le léger se transforment en une énigme d'image, une ambiguïté de l'univers magnifiquement perturbante, dans laquelle tout devient inversable, où un dragon peut être à la fois mort et vivant, un homme être une femme et une femme un homme, un poisson être un canoë, le ciel être la terre et la terre le ciel. Les deux personnages principaux sont eux-même l'exemple parfait de cette technique qui nécessitait, on s'en doute, une minutieuse préparation : pour que Muffaroo puisse se transformer en Lovekins, et vice-versa, sans qu'aucun trait ne soit pour autant modifié ni déplacé, les éléments doivent devenir flottants pour être interchangeables. Les moutasches de Muffaroo, inversées, sont les longs cheveux de Lovekins ; le chapeau de celle-ci est orné de deux rubans bleus, qui peuvent devenir les pantalons bleus de son compagnon. Et ainsi de suite, avec à chaque case, le petit miracle qui s'accomplit : rien ne bouge, et pourtant tout change, dans une troublante poétique de « l'un dans l'autre » et de l'analogie en miroir. Si beaucoup de comic strips jouèrent dès les débuts du genre avec la réalité et sa perception, peu l'ont fait avec autant d'audace que Verbeek, dans un tour de prestidigation en apparence innocent, mais qui en fait ne se lasse pas de retirer de sous les pieds du lecteur le tapis confortable de son regard, si bien habitué qu'il était à tout évaluer et ranger d'un seul coup d'oeil fatigué. Verbeek, en quelque sorte, nous faisait comme le don d'une double-vue, d'un monde où, comme dans la parole hermétique, « le haut est le bas et le bas le haut ». Mais avec une bande hebdomadaire aussi ardue à concevoir et à mettre en page, il était évident que Verbeek ne pourrait tenir sur la longueur, et les Upside Downs s'arrêtèrent au bout de quinze mois. Dès mai 1905 (cinq mois avant que le Little Nemo in Slumberland de Winsor McCay ne commence à rayonner de ses fabuleuses merveilles dans les pages du même journal), Verbeek enchaîna avec un comic strip à structure nettement plus conventionnelle, The Terrors of the Tiny Tads, qui dura jusqu'en 1914, et dans laquelle il put surtout se livrer à son goût irréfréné du jeu de mot à la Lewis Carroll, inventant « hippopautomobile », « pelicanoë » et autres « samovarmint ». Après la Grande Guerre, il abandonna progressivement la bande-dessinée, et se consacra essentiellement à la gravure et à la peinture, deux genres dans lesquels on peut dire sans risque qu'il ne fit rien pour s'y montrer inoubliable. Ni Little Nemo, ni The Terrors of the Tiny Tads n'avaient survécu à l'année 1914. Les grands titres des journaux en temps de guerre, imprimés à l'encre noire mais ruisselant du sang versé en Europe et ailleurs, ne pouvaient que rendre cruellement anachroniques ces récits raffinés et rêveurs, à la poésie étrange, cultivant l'ambiguité de leurs perspectives. Au dépaysement de l'enfance se substitua une « pédagogie par l'horreur », dans le déferlement des catastrophes et l'émergence des propagandes, les photographies de ruines et tranchées européennes se superposant aux architectures fantastiques. Little Nemo connut un bref retour au milieu des années 20 (davantage pour des raisons financières que purement artistiques), mais plus personne ne pouvait être convaincu par ces reliques Art Nouveau, débris archéologiques d'une époque pourtant trés proche mais semblant déjà irrémédiablement reléguée à la distance de plusieurs millénaires. Malgré tout, aujourd'hui, par-delà les trous noirs et les fosses communes d'autres guerres et d'autres massacres, quelque chose comme une possibiité maintenue d'innocence dépourvue de naïveté, un droit d'existence encore consacré au merveilleux, l'exigence d'un trait et d'une couleur des rêves préservés sur la page, et même, osons le dire, l'ouverture d'une pensée à l'oeuvre dans la bande-dessinée, tout cela nous apparaît encore intact, inaltérable, riche en petites intensités. Et ces richesses, il ne tient qu'à nous, dans notre enfance maintenue jusque dans l'âge de la critique, de les rendre vivantes dans la pluie de notre regard. Gustave Verbeek, sens dessus-dessous par Pierre Pigot

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Fric Frac Club 4760 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine