Le fou
— Bonjour, est-ce que je peux m’asseoir ?
— À votre guise Monsieur, le banc est à tout le monde.
— Merci, vous êtes bien aimable.
—…
— Excusez-moi, mais je vous observe depuis tout à l’heure, vous et votre regard vide perdu contre l’horizon… Ça ne va pas ? Vous attendez quelque chose ?
— Alors vous ne m’avez pas bien observé, Monsieur. Mon regard déborde de charmantes pensées qui s’entremêlent. Je n’ai jamais été si heureux de toute ma vie, vous savez. J’attends ma Douce.
— Oh ! Un rendez-vous galant…
— Pas n’importe quel rendez-vous, Monsieur. Il s’agit DU rendez-vous de ma vie. Dans quelques minutes, elle franchira cette grille. Dans sa petite robe blanche, elle semblera flotter au-dessus de ces graviers. Lorsqu’elle approchera de ce banc, un coup de vent lui dérobera un morceau de papier des mains. Celui-ci chutera à mes pieds et je le rattraperai avant qu’il ne s’éloigne un peu plus. Elle s’approchera alors, me remerciant de mon geste. Puis, elle brandira le morceau de papier en question, en me demandant si je sais où se situe l’adresse qui sera inscrite dessus. Je sourirai. Et à ce moment-là, Monsieur, je lui expliquerai tout.
— Tout ?
— Oui, le virage que nos vies vont prendre à cet instant-là.
— Mais… il ne s’agit pas réellement d’un rendez-vous, d’après ce que vous me racontez. Elle n’est même pas au courant qu’elle vous parlera dans quelques minutes… Mais, qu’est-ce que je raconte ? Pourquoi imaginez-vous que ce scénario se produira dans un instant ?
— Je le sais, c’est tout. N’avez-vous jamais eu de certitudes ?
— Je vous avoue que ma vie n’a jamais été cernée que de doutes. En ce monde tellement paradoxal, avoir des certitudes, c’est de la naïveté ! Et en ce qui concerne votre certitude si précise alors qu’elle n’est fondée sur aucun fait tangible, c’est de l’ordre de la folie !
— Alors vous ne vivez pas dans le bon monde, Monsieur.
— Le bon monde ? À ma connaissance, il n’en existe qu’un seul : celui dans lequel nous vivons ! Celui dans lequel nous échangeons ensemble à cet instant. Mais je vous avoue que d’un coup, j’ai comme l’impression d’avoir basculé dans la science-fiction…
— Alors pour vous, il n’existe qu’un seul monde et nous devons faire avec ?
— Pour moi, pour tout le monde, oui ! Enfin pour toutes les personnes sensées…
— Donc pour vous, je suis fou ?
— Eh bien, permettez-moi de me poser la question…
— Regardez le ciel.
— Eh bien ?
— Vous n’y voyez rien ?
— Comme vous, j’imagine, des nuages. Le ciel est le même pour tout le monde, bon sang !
— Et à droite de ce nuage, vous ne voyez rien ? Plissez les yeux…
Photo, Nictoo
—…
— Alors ?
— On dirait qu’il y a une inscription dorée.
— Vous parvenez à la déchiffrer ? Concentrez-vous.
— Soit fort mon bel Ange. Ta Camille. Mais… comment ? Vous… vous lisez la même chose ?
— Non. Je vous l’ai dit, nous ne vivons pas dans le même monde. Celui-ci vous appartient.
— C’est quoi ça ? Si c’est une blague, ça ne me fait pas rire du tout ! Vous êtes qui au juste ? Un magicien ? Comment avez-vous su pour Camille ?
— Je ne sais rien du tout, Monsieur. Je vous l’ai dit, je n’aurais jamais su ce que vous aviez vu si vous ne me l’aviez pas dit. Je ne suis pas un magicien, au risque de vous décevoir.
— Alors quelqu’un vous l’aura dit ici ? C’est ça ? Qu’il y a quelques mois un chauffard a renversé Camille. Que je ne me suis jamais remis de la disparition de cette femme avec qui je voulais fonder une famille et vieillir. Que j’ai vécu ces derniers mois enlisé dans cette détresse abjecte, immobilisé par cette douleur du manque constant. Et qu’il y a quelques jours, j’ai voulu la rejoindre pour de bon.
— Je suis désolé. Mais je vous jure, je ne savais rien de tout cela.
— Qu’est-ce que ça veut dire alors ?
— Eh bien, je crois que le message est clair : elle voudrait que vous soyez fort…
— Mais, elle est MORTE ! On ne veut plus rien du tout quand on est mort ! On n’est plus !
— Dans votre monde ?
— Et puis merde, allez vous faire foutre avec votre monde, vos mondes. Soit vous êtes complètement con, soit vous êtes fou.
— Nous sommes tous le fou de quelqu’un, Monsieur.
Monsieur se dirige, furieux, d’un pas décidé vers la grande grille qui borde le parc.
— Attendez, Monsieur, où allez-vous ?
— Je me tire, ils sont tous fous ici ! C’est déjà le troisième type avec qui j’essaie de discuter qui me balance un tas de conneries. Alors, quoi ? Je ne parle plus ? C’est moi qui vais devenir fou !
— Calmez-vous Monsieur. Tenez, prenez ce médicament.
— C’est quoi ça ?
— Ça vous aidera à vous détendre…
— Mais je ne veux pas me détendre moi. Je veux me tirer d’ici, bordel !
— Prenez-le. Nous en discuterons tout à l’heure.
— Bon, mais vous m’écouterez après… Je n’ai rien à faire ici moi, je ne suis pas fou !
— Promis. Je sais que ce n’est pas évident pour vous, mais vous ne pouvez pas rentrer chez vous actuellement, vous êtes malade. Nous sommes là pour vous aider, vous savez.
— Eh bien, permettez-moi d’en douter… Il a quoi ce type d’ailleurs ?
— Quel type ?
— Le type avec qui je discutais à l’instant, sur le banc, derrière moi.
— Celui qui discute avec la petite demoiselle en robe blanche ?
— Quoi ? … Mais ce n’est pas possible, bon sang !
— Ça ne va pas, Monsieur ?
— Si… Si, ça va. Je crois que je me suis trompé de monde, voilà tout.
Notice biographique
Myriam Ould-Hamouda (alias Maestitia) voit le jour à Belfort (Franche-Comté) en 1987. Elle travaille au sein d’une association pour personnes retraitées où elle anime, entre autres, des ateliers d’écriture.C’est en focalisant son énergie sur le théâtre et le dessin qu’elle a acquis et développé son sens du mouvement, teinté de sonorités, et sa douceur en bataille — autant de fils conducteurs vers sa passion primordiale : l’écriture. Elle écrit comme elle vit, et vit comme elle parle.
Récemment, elle a créé un blogue Un peu d’on mais sans œufs, où elle dévoile sa vision du monde à travers ses mots – oscillant entre prose et poésie – et quelques croquis, au ton humoristique, dans lesquels elle met en scène des tranches de vie : http://blogmaestitia.xawaxx.org/
(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)
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