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Mordue au pays des merveilles

Publié le 18 mai 2024 par Morduedetheatre @_MDT_
Mordue pays merveilles

Critique du Conte des contes, d’après Giambattista Basile, vu le 17 mai 2024 au Théâtre de Nanterre-Amandiers
Avec Simon Bonvin, Melvin Coppalle, Philippe Gouin, Jeanne Pasquier, Cyril Romoli, Audrey Saad et Marie-Evane Schallenberger, mis en scène par Omar Porras

J’ai l’impression de connaître le nom d’Omar Porras depuis toujours. Je n’ai pourtant pu découvrir son travail que l’année dernière, grâce au Théâtre Montansier qui accueillait ses extraordinaires Fourberies de Scapin. J’ai découvert un Maître. Je n’avais jamais vu ça. Alors quand son nom est apparu dans la programmation des Amandiers cette année, pas d’hésitation possible. J’ai signé tout de suite. Sans avoir la moindre idée de ce que j’allais voir. Sans savoir que j’allais assister à l’un des plus grands spectacles de ma vie.

Mais où ai-je donc mis les pieds ? Comment mettre des mots sans desservir, sans affadir, sans dénaturer cette grande fête à la fois lumineuse et cruelle qui nous est offerte par cette troupe hors du commun ? J’ai l’impression que toute tentative de description serait réductrice. Je pourrais parler d’une esthétique baroque, mais je passerais à côté de tellement de choses. C’est Cabaret monté par Pippo Delbono, c’est Jacques Demy qui rencontre la famille Adams, c’est Beetlejuice adapté par Laurent Pelly, c’est Thomas Jolly qui côtoie Tim Burton, c’est la Commedia dell’arte au pays des forains. C’est Omar Porras dans toute sa splendeur, dans toute sa grandeur, dans toute son humanité.

Le Conte des contes est de ces spectacles où on sait. On sait tout de suite qu’on va assister à quelque chose d’unique. Parce que si le simple bruit des pas de ce personnage qui s’avance pour ouvrir le spectacle parvient simultanément à chatouiller le coin de mes lèvres, à écarquiller mes yeux et me donner la chair de poule, comment vous dire que ni mon corps, ni mon cerveau, ni aucun de mes organes n’est prêt à ce qu’il va se passer par la suite.

En fait, si. Quelque chose en moi est prêt. Mais ce n’est pas un sentiment habituel ou plutôt, ce n’est pas quelque chose que je maîtrise. Entrer dans l’univers d’Omar Porras, c’est comme entrer dans un rêve. C’est se laisser porter par cette étrange distorsion du temps, tantôt frénétique, tantôt langoureux, qui balance avec malice de l’extrême foisonnance au détail le plus minutieux. C’est ouvrir une boîte à merveilles et s’extasier comme un enfant devant ce contenu qui brille de mille feux. C’est aller de surprise en surprise, de pièces en pièces, d’histoires en histoires, et se laisser surprendre par ces différents éléments qui peuvent surgir à tout moment, sans prévenir. C’est accueillir la nouveauté avec toujours la même joie, le même éblouissement, la même curiosité. C’est chercher, fouiller, découvrir ce qui se cache derrière en espérant qu’on n’atteigne jamais le fond. En espérant que cette malle au trésor soit inépuisable.

© Lauren Pasche

Ainsi, les génies jouent avec les contes. Evidemment, comment ne pas penser à Pommerat devant un tel spectacle. Il était pour moi le Maître des contes, me les ayant fait redécouvrir, avec une certaine âpreté, guidé par une conscience d’adulte. Omar Porras, s’appuyant sur le texte de Giambattista Basile, propose encore autre chose, tout aussi fascinante. Il parvient à maintenir les deux univers en symbiose. Regard d’adulte et yeux d’enfants, le monde dans lequel on est plongé semble comme hors de portée du réel.

La recette est unique. Ce mélange de lumière et d’horreur, de beauté et de cruauté, de fantastique aux reliefs familiers, est complètement détonnant. C’est un champagne un peu glaçant, un souvenir en technicolor, un feu d’artifice qui laisse des sueurs froides. Le plaisir d’écouter des histoires se heurte à la violence de ce qui est raconté. Le souvenir d’enfance fricote avec l’histoire d’horreur et crée un chambardement intérieur à l’image de ce qui se passe sur scène. Les boyaux sont recouverts de paillettes mais se tordent dans tous les sens pour finalement éclater en une pluie de confettis trop acide, à la limite de l’inconfortable. Alors soudain on rit très fort et la tension se relâche. Et puis une autre histoire s’enchaîne et on repart pour un tour de manège.

Cette impression de richesse infinie, cet enthousiasme débordant, cette générosité sans limite, on le sait, on le sent, on le voit, ne peut exister qu’à travers un travail d’une précision absolue. Omar Porras est un Maître, et il ne s’est entouré que de comédiens-musiciens de sa trempe. Ce qui se passe sur scène, théâtralement parlant, si on pouvait l’isoler de tout ce qui est autour, est déjà une perfection en soi. C’est la minutie poussé à l’extrême qui permet d’atteindre ce sentiment d’absolue liberté. Simon Bonvin, Melvin Coppalle, Philippe Gouin, Jeanne Pasquier, Cyril Romoli, Audrey Saad, Marie-Evane Schallenberger, vous m’avez offert un moment hors du monde et vous ne savez pas à quel point cela a été précieux pour moi. J’ai crié bravo aussi fort et aussi longtemps que j’ai pu, hier, et je continuerai de le crier longtemps. Et de l’écrire, aussi. Bravo. Bravo. Bravo.

Et voilà, on arrive à la fin. J’ai écrit beaucoup, et j’ai l’impression de n’avoir rien dit. D’être passé à côté de trop de choses. Parler de visuel, de scénographie, des lumières extraordinaires et de ces chants qui nous portent, je sais un peu le faire. Mais comment exprimer quand c’est tout le corps qui s’enflamme ? J’ai rarement eu, à ce point, tous mes sens en alerte au théâtre. On a trop l’habitude d’entendre ce qu’on voit. Ici c’est comme si on parvenait à dissocier la vue de l’ouïe. A multiplier nos récepteurs pour ne rien laisser passer. Il faut pouvoir s’attendre à tout, et si ce que je vois est différent de ce que j’entends, c’est que les deux choses existent simultanément, car sur ce plateau tout devient possible. J’y ai vu des images qui ne me quitteront jamais. Comme ce fascinant dos musclé qui se meut délicatement au rythme d’un récit raconté à la radio. Hier, au théâtre, j’ai vu un dos qui écoutait une histoire. Que dire de plus ?

« Ils vécurent enfants et firent beaucoup d’heureux. »
Merci Omar Porras et le Teatro Malandro de nous faire vivre un peu au-delà du réel. ♥ ♥ ♥

Mordue pays merveilles© Lauren Pasche

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