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Une course à cheval avec l'impératrice d'Autriche, par la comtesse Kleinmichel

Publié le 14 octobre 2023 par Luc-Henri Roger @munichandco

Une course à cheval avec l'impératrice d'Autriche

(Extrait de Souvenirs d'un monde englouti, le livre de mémoires la comtesse Kleinmichel)

Une course à cheval avec l'impératrice d'Autriche, par la comtesse Kleinmichel

Statuette de bronze (Gödöllö)
Photo © Marco Pohle

J'étais avec la grande-duchesse Constantin, en 1869, à Gmunden. La grande-duchesse y était l'hôte de son beau frère, le roi de Hanovre. N'aimant pas la médecine régulière, mais toujours disposée à se faire traiter par des empiriques, elle méditait d'aller faire une cure en Bavière, à Mariabronn, petit village caché dans les montagnes, où une paysanne faisait des cures merveilleuses à l'aide d'herbages, qu'elle accompagnait de paroles magiques. On avait raconté à la grande-duchesse que l'impératrice d'Autriche s'était adressée à la « Wunderfrau », magicienne, et que celle-ci l'avait soulagée des maux dont elle souffrait.

Un matin, la grande-duchesse me fit venir, et me remettant une lettre, elle me dit : " Je vais t'envoyer à Ischl (Me connaissant depuis mon enfance, elle me tutoyait). Je prie ma cousine, l'impératrice Elisabeth, de te recevoir et de te transmettre verbalement sa réponse à la question que je lui adresse, car je sais combien elle déteste écrire. " Je fus d'autant plus charmée de cette commission qu'elle me donnait l'occasion, de faire une visite ma tante, la princesse Bariatinsky, qui était très bonne pour moi et que j'aimais beaucoup.La grande-duchesse Constantin s'était toujours passionnément intéressée à tout ce qui concernait l'impératrice d'Autriche. Peut-être entrait-il un peu de jalousie féminine pour la beauté de l'Impératrice, beauté que l'on vantait tant. Ainsi la grande-duchesse demandait souvent : " Mes cheveux sont-ils aussi beaux que ceux de l'Impératrice ? Ne trouvez-vous pas que nous avons exactement la même tournure?" 

Je me souviens ainsi qu'elle demanda un jour au général aide de camp de Sturler, revenu très enthousiaste de Vienne, où il avait été en mission auprès de François-Joseph : « Qui est plus belle, l'impératrice d'Autriche ou moi ? Le général de Sturler eut un moment d'hésitation, puis répondit avec assurance : " Si l'impératrice Elisabeth est la plus belle femme de la terre, Votre Altesse Impériale est la plus belle princesse ici-bas. " La grande-duchesse sembla satisfaite de cette définition.
Arrivée à Ischl, je fis les démarches nécessaires, et ayant été aidée par la comtesse Benckendorff née princesse de Croy, qui était très intime à la cour d'Autriche, mon audience me fut assignée pour le jour suivant.
M'inclinant respectueusement devrait l'Impératrice, je lui remis la lettre. Pendant qu'elle en prenait connaissance, je levais les yeux sur elle. C'était certainement une des plus radieuses beautés qui eût jamais existé. Une forêt de cheveux foncés ombrageaient son front et semblaient un diadème sur sa tête. Ses yeux brillaient d'un éclat extraordinaire et cette phrase banale, " briller comme des étoiles ", rendait exactement l'impression que ces yeux faisaient. Pendant la lecture de la lettre, ses traits prirent une expression dure et désagréable. Elle froissa le papier d'une main crispée et, sur un ton basque, tout à fait désobligeant, elle me dit : « Je ne comprends pas pourquoi ma cousine s'adresse à moi pour avoir des renseignements sur la « Wunderfrau », je n'en sais pas plus qu'elle sur son compte et n'ai rien de particulier il en dire. » En prononçant ces paroles, l'Impératrice semblait très irritée. Je devins très rouge et tremblante, je sentais les larmes me monter aux yeux. Me voyant si décontenancée, l'Impératrice eut probablement un mouvement de pitié pour la pauvre petite demoiselle d'honneur, et me demanda, sur un ton radouci : « Hé bien comment passe-t-on le temps à Gmunden ?»
Je répondis, en balbutiant, qu'une grande partie de la journée se passait dans des excursions à cheval, et l'Impératrice s'intéressa à savoir qui prenais part à ces cavalcades. Puis elle me demanda si j'aimais l'équitation. « Plus que tout au monde », répondis-je sincèrement.
— Avez-vous votre habit de cheval avec vous ?— Il est resté à Gmunden, Majesté. — Eh bien, faites-le chercher et je vous invite à faire une promenade après-demain avec moi. Pouvez-vous lever tôt, je quitte la maison à cinq heures du matin. Je vous enverrai un cheval et un groom à l'hôtel. Et elle me congédia d'un signe de tête.
Rentrée, j'écrivis à la grande-duchésse, mais j'eus soin dans ma lettre de modifier l'impression de l'accueil qui avait été fait à sa demande, et, lui parlant de l'invitation équestre, je la remerciais de l'honneur que me faisait l'Impératrice, rapportant cet honneur sa personne.
Quand l'impératrice Elisabeth sortit, j'étais déjà en selle ; elle me toisa du regard et me dit « Pourquoi tenez-vous seulement le mords, prenez donc les quatre brides en mains. Vous pèserez trop sur la bouche du cheval. » Son ton avait de nouveau quelque chose d'impérieux et de cassant.
J'avoue ici en toute humilité que je me croyais une très bonne écuyère. J'avais monté à cheval depuis mon enfance, j'avais pris des leçons chez d'excellents professeurs militaires, j'étais sœur d'officiers de cavalerie, et l'écurie du grand-duc Constantin passait pour une des meilleures au monde. Elle était dirigée par le général Bibikoff, un des plus grands connaisseurs en chevaux et en équitation. Il m'avait souvent prodigué conseils et éloges.
Mais l'école russe était tout autre que l'école autrichienne, nos chevaux étaient bridés autrement et dressés d'après une méthode différente. Il me suffit de voir comme l'Impératrice faisait un avec son cheval, la manière dont elle le guidait, pour comprendre que je ne savais rien. Les quelques paroles qu'elle m'adressa au cours de la promenade avaient trait à la psychologie du cheval, dont elle parlait comme on aurait parlé d'un être humain, dévoilant ses ressources, ses faiblesses et ses dangers. Elle découvrit pour moi un monde de connaissances qui m'était fermé. Depuis ce matin-là, je devins modeste et pour toujours. Arrivée à un large fossé, l'Impératrice le franchit avec une grande facilité. Je le sautais après elle. Elle se retourna et me dit : « Très bien. » Jamais compliment ne me fit autant de plaisir que ces simples mots. Nous prîmes encore plusieurs obstacles et, rentrées de cette longue course, avant de me congédier, l'Impératrice me dit en souriant : " Oubliez tout ce que l'on vous a enseigné et vous monterez très bien à cheval. » Et elle me tendit la main. Je ne devais plus jamais la revoir.
Rentrée à Gmunden, j'eus très vite l'explication de son moment d'humeur. Le général de Reischach, général autrichien attaché au roi de Hanovre et le comte Edmond Zichy, grand seigneur hongrois, hôte fréquent à la table royale à Gmunden, racontèrent tous deux le même jour que l'Impératrice avait en effet consulté secrètement la " Wunderfrau "de Mariabronn, contrairement à la volonté de sa belle-mère l'archiduchesse Sophie, et l'opposition de son entourage. Un journal de Vienne avait publié quelque chose au sujet de cette entrevue, il y avait eu une réfutation semi-officielle et l'Impératrice était particulièrement sensible par rapport à cette affaire.
Avant de quitter Ischl, l'Impératrice adressa à la grande-duchesse l'invitation d'aller la voir à Schœnbrunn et je me réjouissais à l'idée d'avoir la chance de revoir la belle Impératrice. Mais le sort en décida autrement. Quand nous arrivâmes à Schœnbrunn, à la date indiquée, l'Impératrice n'y était pas. Une indisposition l'avait retenue en Hongrie. En l'absence de leur auguste mère, les honneurs de Schœnbrunn furent faits de la manière la plus gracieuse par l'archiduchesse Gisèle, âgée de quatorze ans, et son frère l'archiduc Rodolphe, âgé de douze. L'archiduchesse Gisèle avait comme gouvernante une marquise française, qui vit encore, paraît-il, et le petit archiduc était accompagné d'un capitaine, baron de Walterskirchen, frère du baron de Walterskirchen, conseiller de l'ambassade d'Autriche à Pétersbourg.
Depuis, je n'ai plus entendu parler de l'impératrice Elisabeth qu'accidentellement, parfois par des Autrichiens, qui ne l'aimaient pas, ou par des Hongrois, qui l'aimaient beaucoup. Ses préférences étaient, disait-on, tout à fait pour ces derniers. Nature frondeuse, elle ne supportait pas la contraintes de l'étiquette, s'élevait avec violence contre le parti clérical, si puissant alors la Cour de Vienne. Son amour pour la nature s'était changé en sauvagerie, son goût pour les voyages en humeur vagabonde. On lui reprochait de changer constamment de place, on lui en voulait de sa passion pour les constructions, qui engloutissaient des sommes énormes. Elle avait ce goût en commun avec son cousin, le roi Louis II de Bavière. Elle s'occupait de l'étude des langues et le professeur grec, qu'elle avait toujours dans son entourage, a servi de prétexte à bien des calomnies, tout comme la célèbre écuyère Elisa Rentz, avec laquelle l'Impératrice faisait de la haute école.
« La seule chose que je demande aux hommes, c'est de me laisser tranquille », disait souvent l'Impératrice. Or, c'est la seule chose précisément que ne peuvent pas demander aux hommes ceux qui sont au sommet de l'échelle sociale. Les hommes leur donnèrent parfois dévouement, fidélité, abnégation le plus souvent ingratitude, bassesse, injustice mais indifférence, jamais.
On racontait que l'Impératrice avait traduit Nietzsche et Schopenhauer en grec moderne, que son admiration pour Heine avait été poussée au point de lui ériger une statue dans sa propriété d'Achilleïon, sur l'île de Corfou, et que la réduction de cette statue du poète faisait partie des objets qu'elle emportait dans ses voyages.
En 1896, j'étais à Nauheim avéc ma soeur. L'impératrice d'Autriche venait d'avoir quitté cette station balnéaire pour la Suisse. Le médecin qui l'avait soignée était le professeur Schott, notre médecin et ami. Il ne tarissait pas en récits sur le charme, la beauté, l'intelligence de son auguste malade et était heureux et fier du succès de son traitement.
Un jour, le professeur Schott, le 10 septembre, je crois, entra en sanglotant chez nous. Il tenait une feuille à la main. Un télégramme de Genève annonçait que le stylet d'un anarchiste avait perforé le cœur de l'Impératrice, " ce cœur que les bains de Nauheim " avaient tellement fortifié ajoutait douloureusement le professeur.
Une des dernières fois que je traversai Vienne, le prince Hugo Dietrichstein, mari de la belle et sympathique princesse Olga Dolgorouky, et le général comte Uexkull vinrent me voir. Je ne sais comment nous arrivâmes à parler de l'Impératrice et je manifestai le désir des saluer sa tombe. Ils me proposèrent de me conduire à la Capuciner-Kirche. Je m'agenouillai piteusement, dans cette église devant le cercueil qui contenait la dépouille mortelle. de cette infortunée Princesse. Elle était étendue entre un suicidé, son fils Rodolphe, et un assassiné, son beau-frère Maximilien. Trois drames de l'histoire Queretaro, Meyerling, Genève

À ce moment, j'oubliai que j'étais dans le sombre caveau des Habsbourg, éclairé par un rayon de soleil. je revis l'Impératrice à cheval telle que je l'avais vue dans la forêt d'Ischl. Amazone intrépide, d'un élan suprême, elle franchissait le dernier obstacle qui la séparait de l'éternité.

Comtesse Kleinmichel


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