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Nouvelle route et château de lumière

Publié le 01 décembre 2023 par Comment7
Nouvelle route et château de lumière

Fil narratif entretissé de : vélo et territoire – Judith Butler, « Dans quel monde vivons-nous ? » Flammarion 2023 – Myriam Louyest, « La traversée de l’or blanc », Atelier de moulage du Musée Art & Histoire, Bruxelles…

Nouvelle route et château de lumière

La route déroutée

Il pédale dans, contre, avec le vent, bourrasques et rafales dans les campagnes, portés, poussés vers l’avant, déportés latéralement, l’impression d’un trajet inédit, aléatoire, bien qu’il suive un itinéraire connu par cœur, quasi métabolisé, autant intérieur qu’extérieur, hésitant juste parfois entre différentes variantes, il prend à gauche, au pied d’une colline boisée, là, il sera abrité du vent, ça grimpe raide, à gauche en contre-bas, sous la lumière fouettée du soleil, la surface d’une carrière inondée luit, micas aveuglant, avec quelques ilots noirs, dépouillés de feuillage, juste des épures survolés de canards et cormorans. Après, plus le temps de mater au-delà du guidon, concentré sur l’effort, gestion des muscles et du souffle, un redoux à l’entrée du hameau, un faux-plat en bordure de pâtures vallonnées, puis grimpette en forêt, haute futaie, odeur d’humus, plongée visuelle furtive entre les troncs non alignés, vers des clairières, ou déjà les lisières, ici les espaces « sauvages » sont peaux de chagrin, presque des illusions. Un peu plus d’un kilomètre intense durant lequel il joue à être en montagne, la vraie, tout à la joie de repasser une fois de plus sur cette ascension courte mais bonne. Il soigne et savoure ce « repassage », soit insister sur les trajets qui « performent » sa connaissance intuitive, non rationnelle, du territoire qu’il habite et qui l’habite, que son corps et son imaginaire occupent, plutôt recouvrent, « occuper » ayant une connotation privative pour ne pas dire coloniale. Et puis, la jubilation d’atteindre le haut, une route transversale, sur la crête de la colline, la cime des arbres, agitées par la houle musclée, sur ciel azur où cavalent des colonnes de nuages, des cris de rapaces éparpillés dans l’air tourbillonnant. Il boit goulument à la gourde, avale sa banane. Et puis, envie de se dérouter, de dévaler l’autre versant par une route qu’il n’a jamais empruntée, bien qu’étant passé devant des centaines de fois ! Il se lance et est happé par un toboggan enchanté, lisse, roulant, épousant sensuellement la topographie du mont, le fait basculer dans de l’insoupçonné, ça l’émerveille littéralement. Un tracé en lacets voluptueux, un revêtement confortable, une descente rapide qui évoque le pas d’une vis traversant l’épaisseur de la forêt, versants forestiers « exemplaires », typiques, parfaits, qui donnent envie d’y marcher, s’enfoncer, s’installer, prendre racine, mais le vélo dévale goulument, vorace, plaisir de contrôler la trajectoire, se l’incorporer, avec juste un peu de pression sur les freins à disques, l’air de ne pas y toucher, partagé entre désir de s’abandonner à la jouissance de la descente totale, effrénée et désir de stopper, regarder, photographier, rester sur place. Mais ça passe à la vitesse de l’éclair, ce n’est pas un col de 10 kilomètres, déjà il quitte les arbres, il est à l’entrée du village, manque d’être déséquilibré par une rafale, s’engage dans les petites routes de campagne, au tracé erratique, heureux d’avoir découvert cette nouvelle route, quelque chose de neuf en lui, tout lui semble nouveau, gonflé de l’envie de pédaler avec ça en lui, pendant des kilomètres, avec joie il s’offre au vent de face, pour plusieurs heures, jusqu’à exténuation s’il le faut, petit braquet en rase campagne, ses jambes moulinent serrés comme en pleine ascension d’un col interminable, là-bas, en vraie montagne. Les ruées nuageuses étirent leurs caravanes blanches et grises, impressionnant exode céleste, sentiment d’une fuite vers le nord, le soleil est abondant, sa lumière ne baigne pas le paysage, elle est jetée en toutes directions, émulsionnée, aveugle, fait briller toutes surfaces, routes humides, champs inondés, feuillages usés, toits polis, clochers d’ardoises. C’est hypnotique, il n’a pas envie que ça cesse, tant pis s’il s’épuise. A plusieurs reprises, il traverse des embranchements où il pourrait obliquer, rentrer plus vite chez lui, se mettre à l’abris, s’extirper de la fougue du vent, rude, mais il prend trop plaisir, il persévère. Il ne cesse de se dire « trop heureux » d’avoir en lui un bout de nouvelle route, trop envie de la balader, de la relier à toutes les autres routes qu’il connaît dans ce coin, toutes les routes par lesquelles il sillonne journellement le territoire où il habite, développant une connaissance intuitive, corporelle, organique, poétique, de ce qu’est ce territoire. La lumière est rase à présent, presque apaisée, chaleureuse, la fin du jour approche, elle imprègne les flancs d’un mont érodé, sur sa gauche, sa couverture d’arbres aux couleurs automnales au bout de labours trempés, et par-dessus un pan de nuages d’encre noire, piqueté de points blancs mobiles, infimes ludions brillants, désarticulés, immaculés, vol de mouettes revenant d’avoir exploré les sillons qu’ouvrent les tracteurs et rejoignant leur dortoir aquatique, pas exactement en train de voler, se laissant dériver dans les dernières rafales du jour, en apesanteur, montant, descendant, tourbillonnant, déportées vers leur lointain point de chute, comme lui, depuis des heures pédalant dans la tempête, ses roues ne touchant plus le sol, les oreilles, la tête, le corps empli d’air turbulent, vivifiant. Extase et salutation aux mouettes étincelantes, magistrales. Juste après la colline, il sera chez lui, retrouvera la terre ferme, le calme et, une fois le mouvement arrêté, un bonheur disruptif, explosif, une chamade, une fabuleuse arythmie cardiaque comme un bouquet de fusées dans la poitrine, bonheur de l’avoir fait, pédalé si longtemps avec un vent extrême, aussi exaltant que d’arriver au sommet d’un col mythique.

Nouvelle route : la prise d’empreinte réciproque

Dès lors, ce bout de nouvelle route continue de vivre en lui, comme toujours en train de s’ouvrir à lui, pour la première fois, une rencontre qui le réjouit, pleine de promesse, un événement enfin qui vient contrecarrer la dépression latente. Sonné, par l’effort, par le vacarme des bourrasques et la flagellation éolienne, il brûle en surface. La totalité de son corps et esprit est parcourue d’un fourmillement confortable et sensuel, une infinité de grains qui travaillent à intégrer aux connaissances déjà métabolisées du paysage qu’il habite, les données de la nouvelle route qui conduisent à revoir tout ce qu’il savait jusqu’ici, répertorier autrement toutes les possibilités d’itinéraires, les combinaisons entre les différents aspects et caractéristiques du paysage. Il n’a besoin de nulle autre activité, tout son organisme est occupé. Une sorte de vaste set up, de mise à jour de toutes les données, mais aussi quelque chose de physique, de physiologique, toutes ces cellules effectuant le moulage actualisé de l’enveloppe paysage où il évolue en permanence (que ce soit en réalité ou mentalement).

Enfoncé dans son fauteuil de lecteur (tant d’heures de lecture s’y sont consumées que rien qu’en s’y posant il lui semble y être accueilli par ce qui n’a cessé de lui échapper, de toutes ces lectures, de toutes ces pages écrites, imprimées et qui ne se peut percevoir qu’à travers le fait de les avoir lues, d’avoir cru les lire, essayé de les lire) – le regard vague vers la fenêtre bientôt totalement obscurcie, de ces regards hébétés qui succèdent généralement aux plaisirs intenses, agités et arides avant de muer peu à peu en mer d’huile, bonheur diffus, bruissant depuis le plus profond de la moelle jusqu’aux plus lointains filaments d’être -, il laisse faire. Il est comme allongé sur une table d’opération, sous anesthésie partielle, pendant que l’on visite et s’affaire dans les coulisses de ces organes, ou qu’on y installe divers organes de substitution. Sans aucune intervention réflexive, sans rien de « dirigé » par sa conscience, l’empreinte de ses routes, de ses itinéraires, épousant les formes de ses possibles, s’ajuste, se met à jour. Il n’est rien d’autre qu’un moule en pleine gestation passive (encore faut-il sans cesse nuancer la binarité passive/active, car « affectés par cela que nous cherchons à affecter, il n’existe aucun moyen de distinguer l’activité et la passivité de façon mutuellement exclusive », p.89). Mais tout autant, constatant l’éloignement d’une part de lui-même, en allée, évaporée, comme s’il s’était dispersé au long des routes pédalées sous le vent. Il est alors livré à une entité bien plus vaste qui s’occupe à actualiser méticuleusement l’empreinte de la trace mobile qu’il a essaimé tout au long des chemins parcourus, et à partir de quoi il dialogue avec les différences saillances de son lieu de vie (ce qui y fait saillance pour lui et relève d’un mixte entre la carte objective et la carte subjective), les innombrables points de passage qu’il affectionne, reliés par une sorte de vaste membre fantôme, modulaire, partie prenante de son ancrage fluctuant. Cette double prise d’empreinte, croisée – lui, moulant le paysage transformé, le paysage le moulant tel que transformé par de nouvelles routes -, s’effectue au gré d’une détente totale, tous muscles, tous ses nerfs au repos, sur un petit nuage de bonheur post-effort. 

Le saut de plage, le sable de vie

Ce qui l’achemine vers des rêveries qui réactivent une activité pratiquée jadis de longues heures, avec acharnement hypnotique, sur l’estran, à la limite du sec et du mouillé, aux franges d’écume de l’infini, dans le vent (aussi, déjà), le soleil et les embruns nordiques : remplir des seaux et des formes de sables, les tasser ni trop ni trop peu, les renverser pas n’importe où ni n’importe comment, au contraire en poursuivant une « idée » et un plan, construire à la pelle, inlassablement, à l’instinct, un paysage de montagnes, vallées, murailles, châteaux, chemins de ronde, tunnels, face à la mer. Transvaser du sable. Lui faire épouser l’intérieur de diverses formes (tours, remparts, donjons, voitures, faunes, flores). Démouler. L’empreinte qui surgit est autant le moulage de l’objet vide, que celle de silhouettes qu’il entretient à l’intérieur, de paysages et architectures intérieurs labiles, qui lui viennent de temps anciens où ses parents lui ont transmis les jeux de sable, par simple immersion dans la matière manipulée, formes de son subconscient qui le poussent à les reproduire, à l’infini, le rendant toujours prêt à les transmettre, à ses enfants puis, plus tard, à ceux qui passent et s’incrustent émerveillé-e-s, ou simplement pour rien, dans le vide, durant le temps de plage désert, son sablier biologique se vidant, peu à peu, irrémédiablement, de plus en plus vite. Une activité donc inscrite dans ses gènes. Qu’il a perpétuée et entretenue avec ses enfants, puis une fois ceux-ci devenus grands, sans enfants, sans raisons apparentes. Et qu’il ne cesse de revisiter mentalement, de s’y réfugier. Dans ces contrées sauvages éphémères, esquissées par lui-même et pour lui-même, projetant certes les constantes d’une cartographie des profondeurs mentales, mais « révélant » ce que la contrée sableuse ensevelissait, comme si ces formes y étaient enfouies, attendant les œuvres d’une archéologie fictive et éphémère, il aimait par-dessus tout tracer des routes improbables, d’abord à la main, puis à la petite pelle en plastique, les border de constructions moyenâgeuses et y faire passer voitures, camions, motos, cyclistes, en les bruitant, en imaginant progresser vers des contrées magnifiques, toujours reculant, toujours plus loin sur l’étendue de sable. De la paume, ouvrir des possibles, inventer des chemins à travers l’inexploré (qui repousse toujours, ailleurs, malgré son éradication coloniale).

La route du possible, bouffée d’air frais

Une nouvelle route en lui, dans l’ensablement de ses souvenirs, surgissant de là où il pensait avoir déjà épouser toute la cartographie, c’est une perspective inespérée qui s’offre, un espace de possibles éveillant des appétits vierges, tout reste à découvrir, les horizons ne sont pas bouchés, redevenus ouvertures indéfinies. Il reste du vide, aspirant, inspirant, du vide à combler, à partir de quoi créer du « plein », préalable au surgissement d’autres vides d’impensé. « C’était comme si une possibilité était demeurée en dehors du pensable jusqu’à une certaine époque (…), et qu’une fois devenue pensable, elle avait été appréhendée directement comme une possibilité du monde lui-même. » Ce bout de route jusque-là oblitéré « introduit la possibilité que se produisent des événements qui ne ressemblent pas à d’autres, et qui ne pouvaient pas être assimilés à une idée existante du monde. Son ajout change le sens même du monde, car elle ne peut pas être ajoutée comme un simple attribut d’un monde établi : elle le bouleverse et le redéfinit, elle est grosse de la capacité d’exposer le monde dans toute sa nouveauté. » Dans le silence de la soirée, béat, fourmillant, il mesure combien ce genre d’événement, rien de plus que dévaler pour la première fois une route en forêt, « montre soudain que le monde n’était pas connu auparavant, alors même qu’il avait toujours été là, et qu’il servait d’horizon, de cadre et de définition de l’expérience humaine. » (p.104-105) Proximité d’un nouvel élan.

L’atelier de moulage

Il somnole et se dirige vers ce « bout de route » comme s’il s’agissait d’un accessoire perdu de vue, le moule d’un élément de décor dans des réserves, rangé dans des armoires, à partir de quoi le reproduire, le réactiver. Une consistance qu’il s’approprie pour la substituer à du manque, toujours latent, qu’il repousse, qui revient toujours. Il arpente entre veille et songe un lieu peu banal, hors du temps, rarement accessible. Il n’y a été qu’une fois. C’est l’immense atelier de moulages d’un musée d’art et histoire. Un labyrinthe de kilomètres d’étagères, alignées dans la pénombre où dorment des milliers de matrice de bois, vides, aux surfaces usées, tachées de plâtre, sanglées. Mais toujours fonctionnelles, séminales. Y sont, en léthargie, et en creux, une multitude de formes du passé, fragments figuratifs, personnages et objets de l’histoire, représentatifs de la façon dont l’humain a rêvé son monde, ébauché ses mythes, élaboré ses cosmologies, ses légendes, ses rituels, ses dieux et déesses. Là, en pièces détachées. Il y erre avec passion, curieux de tout, il voudrait identifier chacune de ces matrices, il y erre aussi en ruminant la substance de ces phrases d’Emmanuel Coccia lue un jour dans le journal Libération, bien entendu incapable de les citer intégralement, mais pénétré de leur teneur, comme en lien avec ces travées hantées par la statuaire de toute une culture, collection de sarcophages vides du passé : « Tout notre bonheur dépend de notre capacité à faire quelque chose de ce passé qui ne parvient pas à passer. Nous passons notre temps à faire quelque chose de ce que nous avons fait – à construire des rituels et des objets à partir de ces tessons d’existence non digérés et non consommables. » (Libération 9/11/23) Et ce « que nous avons fait » correspond évidemment aux faits et gestes singuliers de sa biographie, mais pas seulement, à tout ce qui a été fait par l’humain, à l’émergence de quoi tout un chacun a collaboré et collabore, même des siècles avant de naître, du fait même d’appartenir à telle ou telle culture, d’être inclus dans l’histoire d’où procède la création de telle forme artistique, de telle esthétique, de tels artefacts et qui s’intègrent à tous les « tessons d’existence » que nous remuons, questionnons, vidons, remplissons, moulons, polissons. Entraîné dans le « faire quelque chose de ce que nous avons fait » implique aussi de perpétuer – et perpétuer n’exclut pas de les inscrire dans un travail critique – les formes où se sont cristallisées les figures clés d’un songe civilisationnel, que les rêves individuels, personnalisés, à leur tour épousent, adaptent, transforment à l’échelle de l’imaginaire intime, du roman individuel. Dans la pénombre de ces informes gestations – accumulation de gangues numérotées, trouées, dont il est impossible de deviner ce qu’elles recèlent -, émerge à un endroit de poussière, un cube de verre lumineux. Jaune soleil. Il contient un fragment de cette pierre blanche, friable, dont l’on fait le plâtre. Une levure crayeuse. On dirait, préservé dans de l’ambre, le principe vivant, sauvage, à l’état brut, de ce qui fonde la mémoire des formes, la force de prélever, archiver, reproduire les traces du culturel. La connaissance par l’empreinte. Un fragment d’énergie originelle. C’est ce principe vivant, puissance potentielle du moulage, qui irradie et colore la masse transparente, constellée de bulles d’air libérée par l’Infini. Il est placé à proximité d’une statue de femme tenant dans les mains un petit dragon. Il jaillit du donjon d’un château (ou en est extirpé par la main maîtresse). La scène révèle une bonne intelligence entre la chimère et le giron féminin, comme si la femme l’accouchait avec bienveillance, s’en portait garante. Une étoffe s’enroule à son bras, vivante, le drapé et plissé effectuant de souples volutes et contorsions que mime le dragon, ou qui le subjuguent, suggérant que la princesse et l’animal sont de même nature.

Le château de verre et l’horizon d’un monde habitable

A l’écart, dans un cagibi où s’entassent les bustes et corps d’une famille royale désuète, moulée dans sa gloire qui semble aujourd’hui obsolète voire toxique, reléguée à jouer les personnages ambïgus d’un monde de fables, vies pathétiques de châtelains et châtelaines oubliés, retrouvailles avec le seau de plage de son enfance, en forme de château-fort, si longtemps enfoui qu’il s’est minéralisé, transformé en verre scintillant, lumineux, irradiant, bien là, irréfutable, posé sur son socle, et en même temps irréel, immatériel, quasi hologramme précieux. Le traverse ce sentiment onirique quand revient en songe un objet perdu depuis longtemps, plus beau que jamais, n’ayant absolument pas vieilli, au contraire, sublimé et portant la promesse qu’avec lui « tout peut s’arranger », aller mieux. Une vision. Faite du sable de la vie qu’il n’a cessé de remuer, tasser dans des formes – phrases, images, sons, goûts, baisers – pour les renverser, en garder des traces, qui se désagrégeaient lentement, érodées par le temps, par la marée de la fin qui ne cesse de monter, érection d’infimes barrages accumulés – sable de phrases, images, sons, goûts, baisers tassés dans les seaux de plage -, érection toujours recommencée, sous d’imperceptibles variantes, sans cesse, et là, soudain, le tout vitrifié en entité symbolique, exemplaire, donnant l’impression d’un souvenir transcendé, d’un trophée paradisiaque, d’une plausible transubstantiation irréversible. Mais au fond, tout autant fragile ? En s’approchant, la matière ne semble pas fixée, assurée, mais assemblant les cristaux troubles de banquises en danger, une glace d’embruns polis, les murailles et les tours semblent prêtes à se volatiliser à la moindre tempête, ou à fondre, si la tentation venait d’y poser le doigt, de prendre l’objet dans les mains, lui imposant une hausse de température inappropriée. Pourtant, s’il était possible de relever le pont-levis, nul doute que l’intérieur réserverait de bonnes surprises : par exemple, dans un tel château de lumière, toutes les couronnes conservatrices et réactionnaires, sont fourrées aux oubliettes. Et depuis le chemin de ronde, entre les créneaux, une vue imprenable et décentrée sur de nouvelles routes, nouvelles possibilités, désenclavant et exaltant l’envie de clamer sans complexe (jusqu’alors seule la droite et l’extrême droite avaient droit à la décomplexion), dans cette illumination contagieuse, « dans quel monde vivons-nous ? », questionnement que l’état tragique dans lequel se trouve le monde décourageait encore d’exprimer, résigné, et pourtant formule préalable à tout processus de changement ! Puis en grimpant plus haut encore, dans la ferveur de l’enfance ressuscitée, à la plus haute tour, la tour de guet de ce jouet transfiguré, reviennent les énergies juvéniles, la joie de s’époumoner « ne vois-tu rien venir » avec le cœur palpitant de plus en plus assuré de distinguer dans le très lointain, les signes fragiles d’un panorama des plus vivifiant, inspirant, où semble germer les signes d’une volonté de rendre à nouveau le monde habitable, une sorte d’esprit, encore vague, qui monte dans les roses et bleutés crépusculaires et murmure : « pour qu’un monde soit habitable pour les humains, nous avons besoin d’une terre prospère, épanouie, où les humains ne soient pas placés au centre. Nous ne nous opposons pas aux toxine environnementales uniquement pour que les humains puissent vivre et respirer sans craindre d’être empoisonnés, mais aussi parce que l’eau et l’air doivent avoir une vie qui n’est pas centrée sur la nôtre. En ces temps d’interconnexion mondiale, et au fur à mesure que nous démantelons les formes les plus rigides d’individualité, il devient possible d’imaginer le rôle amoindri que les mondes humains devront jouer sur cette terre de la régénération de laquelle nous dépendons – et qui a besoin en retour que nous y jouions un rôle réduit, tout à la fois plus attentif et plus conscient. Pour que la terre soit habitable, il faut que nous ne l’habitions pas tout entière, que nous limitions l’étendue de la production et de l’habitat humains, mais aussi que nous sachions ce dont elle a besoin et que nous y fassions attention. » (p.101) Un château de l’enfance hanté par ce monde habitable, brillant comme une luciole d’espoir, ou serti et confit de mélancolie.

Pierre Hemptinne

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