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bien sûr, la certitude de sa défaite. ( Mathias Énard )

Par Jmlire

bien sûr, la certitude de sa défaite. ( Mathias Énard )

" Tous masqués, les convives sortirent par le côté du canal où les attendait avec ses deux rameurs, un devant et un derrière, tels ses fanaux, la gondole du maître des lieux. Le soir tombait : les torches et les lustres commençaient à rougir légèrement la brume. Ici la clameur d'une fête, là des chants lointains, alliés aux remous régulier des rames, adoucissaient la défaite du jour. Venise est un clair-obscur, pensait le Maestro en regardant défiler les murs de la Dominante. Les soirs d'hiver se teintaient de secrets. Les braseros, les lustres de verre, les lanternes des auberges se lançaient petit à petit à l'assaut des ténèbres en dessinant de longues flammes dorées.

- Je suis un peu gris constata le Maestro face à la mélancolie qui l'envahissait soudain.

Cette sensation douloureuse l'accompagna toute la soirée, malgré les plaisirs de l'opéra, qui furent mémorables, et ceux de la chair, qui ne le furent pas moins. Le Monde de la lune avait tenu ses

promesses : quel voyage... Cet astrologue avec sa lunette, Ecliticco, était éminemment drôle. Regardez les femmes de la lune se déshabiller dans le télescope ! Regardez ! regardez les femmes lunatiques... Et bien sûr, un barbon se laissait prendre et on lui offrait un voyage sur la lune, à ses dépens. Seul regret : la musique n'était pas lunaire, mais bien vénitienne. Mais qu'à cela ne tienne. Le Galuppi de Burano s'en était sorti avec les honneurs, il y avait quelques beaux arias - les chanteurs, les chanteuses, l'orchestre, les costumes, les ballets, tout avait participé au spectacle. Ensuite la fête et les rencontres masquées avaient été à la hauteur des espérances : le vin aidant, il s'était trouvé une certaine dame pour se laisser courtiser. Le Maestro n'avait point vu son visage : il faudrait donc, pour la retrouver, se livrer à des investigations point impossibles, mais complexes en plein jour.

D'où venait alors cette légère tristesse qui ramenait le Maestro jusque chez lui à San Polo à la fin de cette nuit si longue de

Carnaval ? La fatigue, la mélancolie, un rameur silencieux, le bruit inévitable de l'eau ; la seule épaisseur est celle du brouillard. Un rien embrumé lui-même par le vin. Le Carnaval était une fête, une sensation triste de recommencement. Le Carême vous ensevelirait bientôt sous ses cendres. Le Carnaval contenait bien sûr la certitude de sa défaite. Mais ce n'était pas cela qui assombrissait encore un peu plus la fin de nuit brumeuse du Maestro... C'était la légèreté des jeux carnavalesques... l'absence d'un amour réel et puissant. Peut-être parce qu'on était vendredi matin, que l'année 1750 avait commencé voilà à peine un mois, qu'il faisait un froid de gueux et qu'il n'avait pas dormi depuis deux jours..."

Mathias Énard, extraits de "Désir pour désir" Éditions de la Réunion des musées nationaux-Grand palais, 2018. Du même auteur, dans Le Lecturamak :

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