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Le Jour des caméléons ou l’incandescence du monde selon Ananda Devi

Publié le 17 décembre 2023 par Africultures @africultures

L’univers, la langue, la tension, la beauté immanente des mots et des caractères, autant que la fragilité et l’élégance de l’île Maurice, le monde littéraire construit par Ananda Devi et attendu par ses lecteurs à chaque nouvelle parution depuis plus de quatre décennies se retrouve tout entier dans Le Jour des caméléons. Dernier roman de l’auteure, il parait chez Grasset. 

Le roman est construit comme une tresse, trois fils dessinant les contours d’un lieu enclos sur lui-même, l’île Maurice de l’enfance, ventre qui nourrit et retient prisonnier, telle une geôle. Trois fils tendus de toute une série d’événements inhabituels mais qui s’appellent les uns les autres comme des signes annonciateurs, amoncelés, patiemment et fatalement empilés, jusqu’à la tragédie. Trois fils et autant de trames de vie. Nandini, d’abord, la cinquantaine fatiguée, mais qu’une nouvelle tenue suffit à faire resplendir, garante jusqu’alors d’un ordre patriarcal qui a fait d’elle la chose inerte et sans volonté d’un époux tout-puissant. Le duo formé par Sara et René ensuite, nièce et oncle qui veillent l’un sur l’autre dans une pathétique inversion des rôles. Zigzig, enfin, chef de gang, caïd brutal et sans pitié, arrivé sans le savoir encore à la veille de sa chute, mais qui ne partira pas sans faire exploser – encore une fois – la violence. 

Trois trajectoires de personnages qui n’auraient jamais dû se rencontrer, mais qui vont s’emmêler si fortement et étroitement ensemble qu’elles deviendront impossibles à dénouer. À moins de les rompre d’un coup de machette…

Signe ultime qui pourrait tout arrêter ? Les caméléons. Non pas les lézards qui portent indûment ce nom à Maurice, mais « les vrais », comme le suggère Nandini, « ceux qui changent de couleur et dont la métamorphose est le langage secret ». Les caméléons, donc, ont envahi l’île et le jardin du juge. Que demandent-ils ? Que veulent-ils nous dire dans ce roman qui ne peut s’écrire qu’au présent ou au futur simple, preuve que les événements enclenchés sont inarrêtables ?

Nandini, la première, prend la fuite, croyant s’émanciper enfin de l’existence et d’un mari, et c’est cela peut-être qui déclenche tout. À moins que ce soit une petite fille, Sara, parce qu’elle a eu ses premières règles un peu trop tôt et « est devenue une femme », un peu trop tôt également ? En vérité, c’est chacun d’eux tous. Le destin a pris ses précautions pour ne pas manquer son coup. Entre tous ces personnages court en effet un inquiétant motif écarlate, sang de la rixe, de la guerre, des premières règles, étoffe de soie ou pétales de coquelicot, peau de caméléon qui emprunte la couleur universelle de la violence et de la catastrophe.

Dans l’immédiat, il ne se passe rien. Pas d’affolement susceptible de pousser à la fuite, à l’évasion, à l’évitement d’une possible confrontation. Pas d’intuition non plus, de ce qui se dessine. Comme la plupart des êtres humains, les protagonistes ont perdu leurs instincts. Ils ne pressentent plus le danger. Leur cerveau les a conditionnés à raisonner avant de réagir. À se dire qu’il ne faut pas songer au pire. Alors que la survie réside précisément dans la capacité à le concevoir, ce pire. Parce qu’il peut arriver.

Il paraît que les cauchemars sont faits pour cela : affûter le sens du danger. Si c’était vrai, rien de tout ce qui va suivre n’arriverait.

Le bateau, donc, a le temps d’accoster. Mais avant, les occupants du bateau ont vu Nandini, tunique rouge, bras levés, étrange figure mobile, étoile dansante, insolite en ces lieux. (p.114)

Comme dans son précédent roman, Le Rire des déesses, paru lui aussi chez Grasset en 2021 et qui a reçu le Prix Femina des lycéens, la charge politique est manifeste, plus accentuée même. La gangrène qui grignote l’île Maurice, c’est avant tout la vue de carte postale, qui circule sur les écrans du monde entier.  

Une autre gangrène, engendrée par la première – voyageant et proliférant d’autant plus vite qu’elle est soutenue également par des images tout aussi factices et éphémères – recouvre d’une croûte de misère la population qui y vit et qui demeure superbement méprisée des touristes et des nantis. La force des représentations est telle chez Ananda Devi qu’elle secoue le lecteur, subjugué par la beauté fracassée des mots. L’oxymore y est maître, la splendeur y étouffe, éteinte, comme dans la vie, on pourrait dire ? En cette rentrée 2023, on aurait en tout cas envie de faire le parallèle avec le livre du journaliste américain Ben Judah, This is Europe. The Way We Live Now, paru récemment chez Picador. Raconter l’envers du décor, la vraie histoire de Maurice, la vraie histoire de l’Europe, en mettant en scène ceux qui y vivent plutôt que ceux qui en parlent et qui dirigent. Fable du monde comme il va (mal), il faut lire Le Jour des caméléons l’esprit en alerte et se rappeler que faire le voyage à Maurice avec l’immense romancière Ananda Devi, c’est toujours aussi accomplir un voyage intérieur, comme pour se rapprocher un peu plus de notre propre laideur contemporaine.

Annie Ferret

Ananda Devi, Le Jour des caméléons, Grasset, 2023,

Extrait lu, p.18 à 21 

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