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Indivision, de Leïla Kilani

Publié le 21 novembre 2023 par Africultures @africultures

Très attendue, la nouvelle fiction de Leïla Kilani est particulièrement décapante : tant dans la forme que dans le fond, la réalisatrice poursuit sa démarche radicale et inventive pour interroger le temps présent et appeler à renouveler les paradigmes. Entamant sa tournée des festivals, le film a déjà obtenu le Grand prix du Festival du film arabe de Fameck, le Prix de l’innovation au Festival Nouveau cinéma de Montréal et a été retenu pour leur grand prix par les lycéens du Festival des films d’Afrique en pays d’Apt.

Ce qui frappe d’emblée dans Indivision, c’est la continuité esthétique avec les précédents films de Leïla Kilani (cf. sa masterclass au festival d’Apt), et notamment sa première fiction Sur la planche : le slam et la parole foisonnante d’une jeune femme, la fureur de vivre de la jeunesse, une caméra mouvante s’attachant charnellement aux corps et les mettant en perspective. Mais ce qui frappe encore plus, c’est que cette esthétique ouvre toujours davantage à l’actualité du film, sa façon de traiter sans ambages des enjeux de notre temps.

L’indivision dont parle le film, au-delà des déchirements d’une famille autour de la vente de la Mansouria, leur magnifique domaine sur les hauteurs de Tanger, c’est notre indivision à tous : nous sommes, nous les humains, une grande famille désunie qui peine à gérer solidairement la catastrophe en cours, aussi écologique qu’économique et sociale.

Et dans cette famille, Lina, 13 ans. Sa mère est morte dans un accident de voiture qu’elle avait provoqué en montrant à son père des cigognes. Elle a fait vœu de silence jusqu’à ce qu’il sorte de son coma, mais le poursuit encore alors qu’il est maintenant bien vivant. »Ils disent que je suis possédée, une lunatique, une sorcière ! » Elle ne cesse paradoxalement de s’inscrire frénétiquement ses mots et ses questions sur la peau, et de s’exprimer sur les réseaux sociaux. Cette déferlante intérieure largement suivie et commentée à l’extérieur révèle à toutes et tous les affres de la relation familiale, à commencer par les agissements violemment jusqu’au-boutistes de la grand-mère, que Lina surnomme « La Maréchale ». Lina balance ainsi son journal filmé dans l’espace public, sans souci des conséquences : les jeux de pouvoir entre classes sociales, les contradictions de chacun, les sales petits secrets et son propre désarroi face à la dégradation généralisée du vivre ensemble.

C’est avec elle que le film avance, sachant que la guerre qu’elle décrit est déjà à l’œuvre et peut dégénérer à tout moment, car la vente de la propriété à des promoteurs immobiliers met en danger le village informel de travailleurs qui s’est constitué sur ses flancs depuis 40 ans.

Lina écrit un « journal des coïncidences », faisant le parallèle entre les dérives environnementales et les pulsions humaines. Sous le pseudo de Cigogna nera (la cigogne noire), elle s’inscrit comme appartenant au peuple des cigognes qui se rassemblent dans le domaine, non plus comme simple étape de leur migration, mais déboussolées par le changement climatique, devenues des êtres inquiétants et incertains. Cela donne des images hallucinantes qui renforcent l’alerte aussi politique que poétique que constitue Indivision quant à la possible fin du monde, et son appel à retourner le cours des choses tant qu’il est encore temps.

Une piste est donnée par le père de Lina, Anis, qui remet en question la notion même de propriété, coup de tonnerre dans la mécanique de La Maréchale. Mais ce faisant, il précipite le cours des événements : toute révolution est nécessairement douloureuse et dangereuse. Elle demande du courage, incarné par Chinwiya, la domestique « qui fait partie de la famille » mais dont les yeux se décillent à la faveur de ses contradictions.

Personne n’est bon ou mauvais dans Indivision, chaque personnage est le produit de sa complexité : là est la grande force de ce film fiévreux qui ne fait de cadeau à personne tout en interrogeant chacun. On n’en sort pas indemne tant il est magnifique et puissamment dérangeant : ce foisonnement est manifestement issu d’une profonde réflexion sur notre monde et son évolution (cf. notre entretien avec Leïla Kilani, qui dédie le film à sa fille). Si le tragique l’emporte, il n’est pas désespéré : des pistes existent pour transformer notre monde, à condition de prendre des mesures radicales qui remettent en cause à la fois nos habitudes et nos acquis. La transe finale débouche sur une décisive remise en cause et une nécessaire rédemption. Ce n’est pas rien, mais avons-nous le choix lorsque le peuple gronde, que la forêt brûle et que les cigognes ont perdu leur boussole ? Et n’aurions-nous pas quelque chose à gagner de s’inventer notre propre Amérique sans regretter notre paradis perdu ?

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