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Quelques réflexions sur la société pour les fêtes

Publié le 23 décembre 2023 par Raphael57

Les fêtes de fin d'année restent associées à une vision familiale, joyeuse et souvent festive. Mais avec tous les événements sociopolitiques et économiques récents, les difficultés s'accumulent pour les ménages et la société dans son ensemble. C'est peut-être alors le bon moment pour (re)prendre son souffle et un peu de champ, ce que j'ai cherché modestement à faire dans cet article en mettant par écrit quelques réflexions sur la société déjà entamées dans divers billets.

Le déracinement

Dans un monde hyperindividualiste pour ne pas dire simplement égoïste, les valeurs au fondement de la vie en société deviennent floues ou à tout le moins ne sont plus guère défendues. Cela débouche inévitablement sur une forme de déracinement, dont les contours et les conséquences ont été analysés avec brio par Simone Weil dans un livre phare : L'Enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain.

Reprenant le concept platonicien de "metaxu", c'est-à-dire de pont entre l'individu et le divin, elle en déduisait dans La pesanteur et la grâce, qu'il ne faut priver "aucun être humain de ses metaxu, c’est-à-dire de ces biens relatifs et mélangés (foyer, patrie, traditions, culture, etc.) qui réchauffent et nourrissent l’âme et sans lesquels, en dehors de la sainteté, une vie humaine n’est pas possible". C'est hélas ce qui arrive aujourd'hui, puisque les rapports sociaux et les fondements culturels des sociétés sont remis en cause, débouchant sur ce que le politiste Laurent Bouvet appelé "l’insécurité culturelle", seule à même d'expliquer le malaise français par-delà les explications simplistes liées à la crise économique.

Dans L'Enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain,  Simone Weil en déduisait que l'"on peut aimer la France pour la gloire qui semble lui assurer une existence étendue au loin dans le temps et dans l'espace. Ou bien on peut l'aimer comme une chose qui, étant terrestre, peut-être détruite, et dont le prix est d'autant plus sensible." (Simone Weil, l'Enracinement, Éditions Gallimard, p. 219). Cela vient confirmer, si besoin était, la conclusion sans appel de Paul Valéry à la fin de la Première Guerre mondiale dans La Crise de l'Esprit, première lettre : "Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles".

De "l'ère du vide" au "tout à l'ego"

Dans ce contexte social et politique extrêmement dégradé, qui a conduit Emmanuel Macron à évoquer un "processus de décivilisation" (peut-être en écho à La civilisation des mœurs du sociologue Norbert Elias ?), il n'a pourtant jamais été autant question de progrès (technique, social, économique et même humain avec le transhumanisme...). À tel point qu'il est permis de s'interroger sur la réalité de ce concept au XXIe siècle, dans la mesure où toute évolution s'en revendique, même si elle est minime, voire contraire à l'idée commune que l'on peut se faire du progrès... Du progrès à l'idéologie du progrès, il n' y a alors qu'un pas, que certains franchissent allégrement !

Il est vrai qu'à l'ère du vide de la postmodernité, requalifiée depuis d'hypermodernité par Gilles Lipovetsky, toutes les informations et toutes les idées se valent, dans le maelstrom permanent créé et entretenu par les réseaux sociaux, dans lequel se noient hélas les médias traditionnels. Que pèse alors l'humain dans la société du spectacle et de la communication, chacun cherchant avant tout à faire le buzz sur les réseaux sociaux ? À ce jeu (de cirque), l'individu est conforté dans l'idée qu'au sein de la société il vaut uniquement pour et par lui-même, ce qui le conduit à laisser émerger le pire de lui-même, qualifié de "tout à l'ego" par Régis Debray. Et ce dernier de conclure : "l'individu est tout et le tout n'est plus rien".

Pour les plus jeunes, rappelons que le livre de Guy Debord ne concerne pas le pain et les jeux de cirque, comme le croient trop souvent ceux qui ne l'ont pas lu, mais la domination de la marchandise sur nos vies dans le monde capitaliste : "Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles" (parallèle évident avec l’œuvre de Marx). Beaucoup plus loin dans son livre, Guy Debord précisera que "le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images". À l'ère de TikTok et de ses influenceurs, l'on ne saurait mieux dire...

La victoire des ludi circenses

Une telle société ne peut s’accommoder d'informations complexes, recoupées et mises en perspective, car l'individu dans l'hypermodernité n'a plus le temps ni l'envie d'attendre. D'où le règne de l'instantané et de l'information choc, partagée ad nauseam même s'il s'agit parfois d'une fausse information, qui selon le degré de volonté de nuire peut être qualifiée de mal-information, mésinformation ou de désinformation. Désormais, dans un bulletin d'actualités de 5 minutes diffusé sur une chaîne d'information en continu, il n'est pas rare d'en utiliser 3 pour diffuser des résultats sportifs et les deux restantes pour jeter pêle-mêle tout le reste, qui pourtant est le plus important...

Las de devoir concéder 30 minutes de leur vie quotidienne à trouver une information de qualité, trop de personnes se contentent d'un prêchi-prêcha diffusé sur TikTok par des influenceurs qui, comme leur titre l'indique, cherchent avant tout à influencer l'opinion. Et je ne parle même pas des théories du complot, qui pullulent et transforment notre société en démocratie des crédules, comme l'a magnifiquement démontré Gérald Bronner. Il est vrai que sur ces réseaux (a)sociaux, les plus ignorants sont aussi ceux qui s'expriment le plus avec la certitude d'en savoir beaucoup, conformément à l'effet Dunning-Kruger. Heureusement qu'il reste alors tous les ludi circenses (jeux télévisés, applications sur téléphone...) pour remonter le niveau.

Le Tittytainment

Dans L’Enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes (Climats, 1999), Jean-Claude Michéa analyse de façon pertinente le monde du divertissement dans lequel nous sommes entrés depuis les années 1980, tournant du siècle qui a marqué la victoire de l'idéologie néolibérale dans toutes les disciplines, à commencer par l'économie. À l'analyse critique émancipatrice que l'école cherchait à apprendre à nos parents pour en faire des citoyens actifs (cf. Condorcet), succède un enseignement de l'ignorance indispensable pour éviter la révolte au sein du système capitaliste actuel et sa chute. Et l'enseignement à distance - e-learning pour faire dans le vent -, la classe inversée, les activités pédago-ludiques et autres fadaises n'en sont malheureusement que le dernier avatar. Bilan des courses : chute historique du niveau dans l'enseignement (enquête PISA, TIMSS...), chute historique des vocations à enseigner, chute historique de la volonté à s'engager pour la société...

Jean-Claude Michéa fonde une partie de sa démonstration sur le concept de tittytainment, mot-valise employé par Zbigniew Brzezinski lors d'une conférence qui s'est tenue en 1995 sous l’égide de la fondation Gorbatchev. Il s'agissait de fournir une réponse à une évolution perçue comme inévitable par les leaders politiques et économiques de l'époque et qui s'inscrit en plein dans l'actualité avec le développement de l'intelligence artificielle : 80 % de l'humanité deviendra inutile au système capitaliste, car les 20 autres pour cent suffiront à maintenir l'activité économique mondiale ; comment gouverner les Hommes dans ces conditions ? Par le tittytainment bien sûr - version moderne de l’expression romaine Panem et circenses - c'est-à-dire par un savant "cocktail de divertissement abrutissant et d’alimentation suffisante permettant de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète".

La démocratie d'opinion

S'interdisant de réfléchir, les individus ne voient dès lors plus les crises poindre à l'horizon et sont désemparés lorsqu'elles arrivent. Même la politique, par étymologie souci de la chose commune qu'est la cité, est devenue une arène de cirque. Chacun utilise alors son canal médiatique préféré (C8, TF1, YouTube, TikTok, Cnews...) non pas pour combattre des idées, mais pour détruire la réputation de l'adversaire par des attaques ad hominem ou simplement pour mettre des coups d'épée dans l'eau dans l'espoir d'exister.

La communication politique à outrance, en raison de sa simplification des problèmes, qui confine désormais à la caricature et permet de parler de tout sans rien en connaître, fait irrémédiablement glisser notre démocratie - si tant est qu'elle existe encore malgré les apparences - vers une "doxocratie" comme l'appelait feu Jacques Julliard, c'est-à-dire un régime politique où l’opinion influence directement les décisions du pouvoir.

Ainsi pour chaque problème politique, plutôt que de gouverner, ce qui suppose de prendre des décisions mûrement réfléchies suivant une éthique de responsabilité weberienne et un principe de délégation de souveraineté, les gouvernants préfèrent sonder l'opinion publique dont ils se persuadent à tort qu'elle représente le phare d'une nation. Et pendant la pandémie, le gouvernement composait aussi avec les avis des scientifiques, eux-mêmes liés à l'opinion publique dans le cas du très médiatique professeur Raoult, sans que l'on sache très bien si la science sert désormais de conseillère ou de caution au politique...

Ce faisant, sous couvert d'entendre le menu peuple, les gouvernements privilégient explicitement l'instantanéité à la réflexion, les passions à la raison, la superficialité à la profondeur, le préjugé au raisonnement, la joute oratoire stérile au débat politique fécond... En effet, l'opinion publique n'est souvent rien d'autre que la somme des idées dominantes et des préjugés du moment, ce qui on en conviendra fait d'elle une très mauvaise boussole pour prendre des décisions engageant l'État à long terme. Le psychodrame en plusieurs actes de la loi immigration est là pour en témoigner.

Joyeuses fêtes tout de même !

Une crise devrait être l’occasion de se poser des questions et de changer tout à la fois nos modes de production, nos modes de vie et avant tout nos façons de penser. Gageons qu'un sursaut civique est encore possible pour coopérer sur les grands enjeux sociaux qui nous attendent.

Sur ce constat et cet espoir d'une coopération des citoyens, je vous souhaite de joyeuses fêtes de fin d'année !

P.S. L'image de billet provient de cet article du site https://www.revuegestion.ca


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