Magazine Culture

le cavalier fantastique et les gardes du Luxembourg. (André Gide)

Par Jmlire

cavalier fantastique gardes Luxembourg. (André Gide)A. Gide, 1920

" Certains beaux soirs d'été, quand nous n'avions pas soupé trop tard et que mon père n'avait pas trop de travail, il demandait :

- Mon petit ami vient-il se promener avec moi ?

Il ne m'appelait jamais autrement que "son petit ami".

- Vous serez raisonnable, n'est-ce pas ? disait ma mère. Ne rentrez pas trop tard.

J'aimais sortir avec mon père ; et, comme il s'occupait de moi rarement, le peu que je faisais avec lui gardait un aspect insolite, grave et quelque peu mystérieux qui m'enchantait.

Tout en jouant à quelque jeu de devinette ou d'homonymes, nous remontions la rue de Tournon, puis traversions le Luxembourg, ou suivions cette partie du boulevard Saint-Michel qui le longe, jusqu'au second jardin, près de l'Observatoire. Dans ce temps, les terrains qui font face à l'École de Pharmacie n'étaient pas encore bâtis ; l'École même n'existait pas. Au lieu des maisons à six étages, il n'y avait là que baraquements improvisés, échoppes de fripiers, de revendeurs et de loueurs de vélocipèdes. L'espace asphalté ou macadamisé je ne sais, qui borde ce second Luxembourg, servait de piste aux

amateurs ; juchés sur ces étranges et paradoxaux instruments qu'ont remplacés les bicyclettes, ils viraient, passaient et disparaissaient dans le soir. Nous admirions leur hardiesse, leur élégance. À peine encore distinguait-on la monture et la roue d'arrière minuscule où reposait l'équilibre de l'aérien appareil. La svelte roue d'avant se balançait ; celui qui la montait semblait être un être fantastique.

La nuit tombait, exaltant les lumières, un peu plus loin, d'un café-concert, dont les musiques nous attiraient. On ne voyait pas les globes de gaz eux-mêmes, mais, par-dessus le palissade, l'étrange illumination des marronniers. On s'approchait. Les planches n'étaient pas si bien jointes qu'on ne pût, par-ci, par-là, en appliquant l'œil, glisser entre deux le regard : je distinguais, par-dessus la grouillante et sombre masse des spectateurs, l'émerveillement de la scène, sur laquelle une divette venait débiter des fadeurs.

Nous avions parfois encore le temps, pour rentrer, de retraverser le grand Luxembourg. Bientôt un roulement de tambour en annonçait la fermeture. Les derniers promeneurs, à contre-gré, se dirigeaient vers les sorties, talonnés par les gardes, et les grandes allées qu'ils désertaient s'emplissaient derrière eux de mystère. Ces soirs-là je m'endormais ivre d'ombre, de sommeil et d'étrangeté..."

André Gide, extrait de "Si le grain ne meurt", 1926, Éditions Gallimard, 1955. Du même auteur, dans Le Lecturamak :

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Jmlire 100 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines