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Le Vide et le plein de Nicolas Bouvier

Par Etcetera
Vide plein Nicolas BouvierCouverture chez Folio

Très fanatique de Nicolas Bouvier, dont j’ai déjà lu Chronique Japonaise (mon article ici), Le Poisson-Scorpion (le lien ici) ou encore L’Usage du monde, j’étais certaine de ne pas être déçue en me lançant dans Le Vide et le plein. Et effectivement, cette découverte fut au-delà de mes espérances.

Quatrième de Couverture

Les fameux carnets que Nicolas Bouvier tint pendant son séjour au Japon en 1964 restèrent longtemps inédits. Partie intégrante du «Livre des Merveilles» qu’il souhaitait écrire, Le vide et le plein impose cet art unique qu’il a de saisir, comme on dérobe des pommes à l’étalage, des fragments d’éternité. Bouvier découvre, s’émerveille, s’étonne, se laisse faire mais aussi défaire par ce pays «non pas tant mystérieux que mystifiant». Et se livre dans ces courts chapitres plus peut-être que nulle part ailleurs.

Mon Avis

Ici, comme dans Chronique Japonaise, Nicolas Bouvier nous propose une plongée dans la culture du Soleil Levant, avec tous ses aspects sociaux, mentaux, religieux, intellectuels, littéraires et artistiques, assortis d’analyses et de réflexions très profondes et toutes en nuances et en subtilités. Son érudition est prodigieuse mais jamais ostentatoire et toujours utilisée à bon escient, par petites touches précises et judicieusement placées. Il manie l’humour avec finesse et intelligence. Surtout, son écriture est merveilleuse de beauté.
En de courtes proses, l’auteur aborde les particularités de la vie japonaise, le refus de l’individualisme et l’esprit collectif qui règne chez ce peuple, la méfiance envers les étrangers derrière une courtoisie de pure forme, la difficulté pour un Occidental de pénétrer ce pays et de se faire pleinement accepter ou au moins comprendre ; la barrière de la langue que l’écrivain parle imparfaitement bien qu’il soit tout de même capable de tenir une conversation courante.
Nicolas Bouvier nous parle tour à tour de la philosophie zen, du bouddhisme, du shintoïsme, du théâtre nô, des divers arts martiaux, du sumo qu’il apprécie, de la manière de se repérer dans les villes japonaises sachant que les rues n’ont pas de noms, des clubs de strip-tease, des particularités de la ville de Kyoto, et de mille autres sujets proprement nippons.
J’ai eu l’impression que l’écrivain s’intéressait tout particulièrement aux points de contact (ou aux points de friction !) entre les mentalités occidentales et japonaises : les incompréhensions et malentendus ont l’air de l’intéresser très vivement, comme révélateurs des attentes et des croyances de part et d’autre.
J’ai pensé plusieurs fois pendant ma lecture que j’en apprenais plus sur le Japon en lisant ce livre que si j’avais séjourné dans ce pays pendant deux ou trois semaines, où je n’aurais eu peut-être qu’une approche superficielle, touristique, sans réel contact avec les Japonais et sans accès sérieux à leurs modes de pensées, tandis que ce livre donne une connaissance extrêmement fouillée de ces aspects. Par ailleurs, je n’ai pas un sens de l’observation aussi développé que celui de Nicolas Bouvier, lui qui sait tirer de toute situation la substantifique moelle, lui qui adopte toujours sur le monde l’angle de vue le plus révélateur.
Une autre chose intéressante dans ce livre c’est que Nicolas Bouvier nous parle également de sa vie personnelle et familiale : pendant ce séjour au Japon, il est accompagné de sa femme enceinte et de son fils en bas âge. Mais la grossesse de sa femme ne se passe pas bien, émaillée d’alertes, d’angoisses et de séjours à l’hôpital et ce sont des moments très émouvants, où on partage ses inquiétudes, ses soulagements, puis sa joie.
Un livre extraordinaire, que je n’hésiterais pas à relire un jour, certaine de ressentir un plaisir de lecture toujours intact !

Un Extrait Page 152

Chez nous, la tendresse passe dans les caresses, les baisers, les poignées de main, les bras qui traînent sur une épaule, certains fous rires qui établissent une puissante complicité (les amoureux japonais ont peut-être tout cela, mais la saison est brève). La tendresse, on s’en décharge par contact, comme les gymnotes. Mon fils, par exemple, quand cela déborde, je l’empoigne, le serre, l’embrasse, bien qu’il n’apprécie guère ces éclats.
Les Japonais s’inclinent beaucoup et ne s’embrassent pas. Evitent d’échanger leur regard et leur souffle, et si un geste d’abandon leur échappe, c’est autant de perdu. Toujours, un coussin d’air les sépare. Ainsi la pression monte, la dévotion ou l’affection s’accumulent sans pouvoir s’épancher, et semblablement la haine. Dans les films japonais, lorsqu’un personnage jusque-là parfaitement calme frappe ou tue, l’Occidental se demande où il est allé chercher toute cette rage. Il arrive aussi que cette accumulation mène au suicide : on éprouve trop qu’on ne pourra exprimer, il y aurait trop à rendre et trop à venger : disparaître est la seule issue convenable.

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Un Extrait Page 220

Trop de gens attendent tout du voyage sans s’être jamais souciés de ce que le voyage attend d’eux. Ils souhaitent que le dépaysement les guérisse d’insuffisances qui ne sont pas nationales, mais humaines, et l’ivresse des premières semaines où, tout étant nouveau, vous avez l’impression de l’être vous-même, leur donne l’impression passagère qu’ils ont été exaucés. Puis quand le moi dont ils voulaient discrètement se défaire dans la gare de départ ou dans le premier port les retrouve au détour d’un paysage étranger, ce moi morose et solitaire auquel on pensait avoir réglé son compte, ils en rendent responsable le pays où ils ont choisi de vivre.
Le voyage ne vous apprendra rien si vous ne lui laissez pas aussi le droit de vous détruire. C’est une règle vieille comme le monde. Un voyage est comme un naufrage, et ceux dont le bateau n’a pas coulé ne sauront jamais rien de la mer. Le reste, c’est du patinage ou du tourisme.

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