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Dakar court 2023 : de la liberté du spectateur

Publié le 19 janvier 2024 par Africultures @africultures

Objets d’un atelier critique animé par mon maître et ami Baba Diop et par mes soins pour la troisième année consécutive, 11 films étaient en compétition au festival Dakar court (11-16 décembre 2023). Les 33 articles des participants (18-25 ans) sont à lire sur Africiné. Ils ont été publiés dans le bulletin du festival. Ce qui suit est personnel mais aussi inspiré par leurs réflexions.

Pour l’ouverture, trois hommages : Euzhan Palcy dont on sait le soutien qu’elle a apporté à Moly Kane pour qu’il émerge comme réalisateur, à travers un extrait de L’Ami fondamental sur la relation entre Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, Safi Faye malheureusement décédée dans l’année, avec Selbe et tant d’autres, et Ousmane Sembène (centenaire de sa naissance) avec un extrait du Mandat.

Alice Diop a présenté Saint Omer en avant-première au cinéma Pathé, qui fut suivi d’un intense et émouvant débat comme c’est souvent le cas depuis que le film est sorti, tant les spectatrices partagent leur émotion et arrivent à dire en quoi il les concerne. Pour le choix des couleurs dans Saint Omer, elle a fait référence en d’autres lieux à Grape Wine de Andrew Wyeth : un homme dans un décor monochrome ocre-brun, comme dans les portraits de la Renaissance. Elle présidait le jury de Dakar court 2023 et c’est à l’unanimité que celui-ci à décerné son grand prix à Je te promets le paradis, le quatrième court métrage de l’Egyptien Morad Mostafa après Ward et la fête du henné (2019), What we don’t Know about Mariam (2021) et Khadiga (2021). Le film commence sur un long plan tout à fait comparable à Saint Omer : un jeune migrant d’Afrique noire, silencieux, le visage tuméfié, au centre de l’écran devant un mur pareillement ocre. Kenyi Marcellino dans le rôle d’Eissa est ainsi d’une impressionnante présence, renforcée par l’épure de son jeu (il a d’ailleurs reçu le prix de la meilleure interprétation masculine Dakar court). Nous apprendrons qu’il s’est réfugié dans une église copte car une bagarre a viré au crime contre les migrants, et que la cause était sans doute sa relation avec une Egyptienne qui a un bébé de lui. D’Eissa, nous ne saurons pas grand chose car le film est presque sans dialogues. Les images magnifiquement composées parlent d’elles-mêmes et c’est sa grande force car c’est nous qui en déduisons le récit.

« Je te promets le paradis » : c’est ce qu’on dit à sa fiancée, mais encore faut-il pouvoir le réaliser dans un tel contexte. Dans sa façon d’installer la tension sans effets, dans son utilisation subtile des sons, des lumières et des décors en écho à ce que ressent le personnage, et finalement dans son immense humanité, ce film crépusculaire qui fut sélectionné à la Semaine de la critique au festival de Cannes 2023 s’imposait devant tous.

Le jury eut sans doute du mal à choisir car la sélection 2023 de Dakar court était de grande qualité. Le prix du meilleur film francophone est allé à Langue maternelle de la Malienne Mariame N’diaye, lui aussi d’une belle subtilité pour installer le désarroi de Sira, une femme que son mari a fait venir à Paris et qui remplit son rôle de bonne épouse sans s’intégrer à son nouveau milieu. La question de la langue se pose lorsque leur fille peine à l’école avec le français. Comment conserver son ancrage culturel en situation de déculturation ? Surtout quand le mari ne traduit pas correctement ce que dit l’institutrice, laquelle veut lui imposer contre toute logique linguistique (la règle une personne – une langue) la pratique du français à la maison, en continuité des idéologies d’assimilation.

Ici aussi, le film dit beaucoup de choses que les dialogues ne disent pas. De l’évolution du rythme du mortier à un aspirateur tenu comme un balai au village, chaque détail est pensé pour évoquer ce que ressent Sira. Son entêtement possiblement mortifère (on craint L’Aventure ambigüe) finit par nous déstabiliser : a-t-elle raison de s’entêter ? Au fond, la question de l’ouverture à une autre culture tout en conservant son enracinement est vieille comme le monde, et spécialement en Afrique où la colonisation a induit des confrontations aussi complexes qu’inégalitaires. En somme la vieille question identitaire qui si elle se fige tombe dans une impasse. Replacée ici au moment de l’arrivée de Mitterrand au pouvoir en 1981, on perçoit l’absence d’évolution des contextes, voire leur dégradation. Si la condition immigrée ne change pas, comment envisager sereinement une coexistence ?

Le prix du scénario et de la mise en scène Ababacar Samb Makharam a été décerné à Ici s’achève le monde connu de la Guadeloupéenne Anne-Sophie Nanki, fruit d’un intense travail de recherches historiques. Il s’agit d’une citation de Vasco de Gama dans son journal de bord, au mépris des humains qui peuplaient déjà les terres qu’il « découvrait ». Le film met en scène la rencontre en 1645 entre un Marron qui a fui la plantation et une Amérindienne qui croit encore que le planteur prendra en charge l’enfant qu’elle porte. Ils communiquent en bushinenge tongo, une langue composite née dans les plantations de la rencontre du néerlandais, de l’anglais, des langues amérindiennes et des langues ouest-africaines. Peuvent-ils se faire confiance dans la direction à suivre pour atteindre une plage où l’on s’embarque vers la liberté ? Leur parcours sera initiatique pour reconquérir leur humanité.

Cette quête à la fois physique et imaginaire de l’un et de l’autre se situe dans une forêt tropicale dont le dédale fait écho aux situations et aux sentiments. C’est là que le film fascine malgré une dramatisation très appuyée. Le message est christique : il faudra sacrifier le fils pour les sauver. De même, sur la plage, l’enfant Pierre devient Ouliem Bana, le raisinier de bord de mer qui protège l’île des attaques des vagues, une plante mise en exergue par Christophe Colomb. Il sera possible de semer d’autres graines alors même que le métissage n’est pas exclu. (à lire : l’interview d’Anne-Sophie Nanki sur Africiné)

Le prix de la meilleure interprétation féminine a été décerné à Salamatou Hassane dans le rôle de Fatima dans L’Envoyée de Dieu de Amina A. Mamani (dont le père est Abdoulaye Mamani, l’auteur du livre sur la reine Sarraounia et sur lequel elle a fait un documentaire). C’est une élégante façon de récompenser ce film magistral qui a déjà été largement primé un peu partout, tout en laissant la place pour d’autres films au palmarès. Il est vrai que la jeune fille fait le film en quelque sorte : elle est sans cesse à l’écran, elle en est le sujet et à travers son intelligence et sa résistance l’inanité djihadiste. Nous avons déjà signalé (cf. Fespaco 2023 : le cinéma face au-terrorisme, article n°15646) que nous mettre ainsi dans la peau d’une enfant martyre est d’une incroyable force. Encore fallait-il un vrai travail de cinéma.

Un cliquetis marque les minutes presqu’en temps réel, soutenant la tension. Comme le disait Hitchcock, à la différence de la surprise, le suspense est quand on sait ce qui va arriver et qu’on a peur que ça arrive. Le choc est terrible et l’horreur du terrorisme s’impose, qui ne laisse pas le choix et méprise la vie. Comment la violence de l’image peut-elle dès lors générer la force de développer une résilience ? L’image est violente quand elle ne passe pas par la médiation d’une parole. C’est justement parce que Fatima s’oppose résolument à sa « mission divine » et trouve les arguments qui dérangent que le film échappe à l’ambiguïté du suspense qui ne fait bien souvent que caresser les pulsions de mort en développant un spectacle : la parole de Fatima la fait exister non comme objet victime mais comme sujet agissant. Elle n’est plus « l’envoyée de Dieu » qui se fait martyre mais elle est elle-même martyre de l’obscurantisme. C’est en cela que son image est opérante, et donc le film politique, car sa dignité élimine tout pathos, une dignité dont le film se fait le témoin sans discontinuité, ne faisant jamais du spectateur le voyeur d’une violence pourtant permanente.

Fatima cherche sa mère pour l’informer sur son destin, elle qui vit dans l’incertitude de sa disparition. Le sourire iconique de Fatima à sa mère incarne son amour filial, que ne peuvent détruire les Djihadistes idolâtres. Il est sans doute aussi une manifestation de combien elle est devenue consciente, intégrant la chanson que sa mère partageait avec elle. Le film est court mais suffisamment long pour nous faire ressentir la logique de mort incarnée par les Djihadistes, qui écarte toute complaisance à leur égard, jusqu’à ce regard de la mère que grâce au film nous sommes tous devenus.

Quant au prix de la meilleure production journalistique, le jury spécial présidé par Fatimata Wane l’a décerné à Sessi Kossivi (venant du Togo) pour sa critique intitulée « Un bisou désirant de révolte » sur le film Boussa de l’Algérien Azedine Kasri. S’il s’agit du seul film humoristique de la compétition, il est aussi profondément politique, dans ce pays où les jeunes désargentés n’ont aucun espace pour s’embrasser tranquillement. Boussa porte donc sur les ruses déployées pour rendre possible un bisou. Cela ne va pas sans une introduction ludique faisant référence au hirak et à la reconnaissance de la diversité algérienne avec un drapeau kabyle. Déjà, Reda suce langoureusement une sucette et Meriem joue sensuellement du regard. Le reste est proprement hilarant, tant l’humour démonte les fixations identitaires et fait de ce marivaudage un brûlot politique !

Il n’empêche que ce scénario écrit par trois hommes orchestre une fois de plus une classique approche patriarcale où c’est l’homme qui doit trouver la solution et la femme qui attend qu’il le fasse. Encore un peu d’inventivité pour que cette « Algérie libre et démocratique » à laquelle aspire le film tienne mieux compte des femmes !

L’émancipation de la femme est posée par une femme, la Marocaine Jawahine Zentar dans Sur la tombe de mon père. Maïne, qui vit en France, voudrait pouvoir accompagner son père lors de son enterrement au village natal, mais les femmes n’y sont pas admises. Elle va chercher à forcer les choses… Le film, parfaitement maîtrisé, est d’une grande sensibilité : en quelques gros plans et sur une musique délicate d’Amine Bouhafa, nous partageons son désarroi et sa colère, sa douleur et son trouble. Comment faire son deuil dans un environnement étranger, où tout geste devient insolence ? Elle ne se révolte pas contre sa culture familiale ni même contre la religion mais suit son impulsion de jeune femme. C’est ainsi que le film convainc, qui n’a rien d’un slogan. Et qu’il émeut.

Le deuil est aussi le thème de Sèt Lam du Réunionnais Vincent Fontano (connu pour son court métrage Blaké), qui a réalisé ce film après avoir perdu sa grand-mère. Celle-ci raconte à une petite fille impressionnée par des rituels de transe comment le pêcheur Edwardo a vu la mort et l’a affrontée. Le noir et blanc soutient l’intemporalité de ce mythe d’origine tandis que le format 4:3 nous centre sur le portrait de la grand-mère autant que celui d’Edwardo. Si celui-ci rencontre la mort, c’est qu’il est confronté à l’obligation d’une licence de pêche et que ni lui ni son fils ne peuvent exercer son métier. Le film est situé dans la cité des pêcheurs à St Denis où l’on doit maintenant franchir une route pour accéder à la mer et qui, considéré comme insalubre, est remplacé par de beaux immeubles. Les figurants sont des habitants de ce quartier.

Avec la transe, on convoque les ancêtres, et donc la mort. Avec le conte, on soigne les peurs (« les petites filles qui pleurent font des femmes qui grandissent les yeux fermés ») mais la grand-mère prépare aussi sa petite-fille à la voir partir. Elle le fait avec une histoire de résilience : « Je ne renonce pas », dit Edwardo qui ose affronter la mort. Depuis ce combat mythique, on ne cherche pas à changer l’inexorable mais on l’accueille pour vivre avec la mémoire de ceux qui sont partis.

Interprété par la chorégraphe Nadjani Bullin (la mort), le percussionniste Nicolas Moucazambo (le pêcheur) et la chanteuse de mayola Françoise Guimbert (la grand-mère), Sèt Lam avait reçu au festival de Clermont-Ferrand le prix SACEM de la meilleure musique originale composée par Jako Maron.

Le grand prix national Annette Mbaye d’Erneville n’eût pas de mal à départager les films sénégalais sélectionnés. Il est allé à celui qui s’en tire le mieux : Timis d’Awa Moctar Gueye, auréolé de sa sélection à la Berlinale.

Binta, 11 ans, fait encore pipi au lit. Elle se réunit avec un groupe d’enfants et est choisie par le sort pour le diriger. Mise en cause par les garçons, le défi sera d’affronter Pa Kong Kong qui les terrorise en hantant la nuit les rues et le marché de Nietty Mbar. Inspirée de souvenirs d’enfance, cette histoire est dépeinte comme un conte, ce que suggèrent les couleurs, décors et éclairages de la première partie. La mère autoritaire de Binta ne répond pas aux questions : il lui faudra comme dans la vie se débrouiller par elle-même.

Le titre timis évoque une atmosphère mystérieuse : le film regorge ensuite de clairs-obscurs et de pénombre pour décourager les enfants de sortir au crépuscule, mantra des parents protecteurs. Cela renforce le courage de Binta confrontée à ses peurs… et aux espiègleries des garçons. Morale n°1 : la femme peut diriger. Morale n°2 : un marginal n’est pas forcément un paria à mépriser.

Films sénégalais : ambiguïtés

Deni Choubaga est réalisé par un Belgo-Brésilien, Django Schrevens, mais il est bien ancré dans la Casamance où il est tourné avec des acteurs locaux, appuyés par le célèbre Oumar Diollo qui a participé à l’écriture du film (cf. son interview sur Africiné). Le titre veut dire « La fille sorcière ». C’est effectivement de sorcellerie qu’est accusée Siré alors que le village doit faire face à une mystérieuse maladie. Rien d’étonnant : Siré dispose d’un don de divination légué par sa mère. Elle cherche à prévenir mais n’est pas écoutée. Est-elle protectrice ou maléfique ?

Siré n’a pas son mot à dire : elle est soumise car impuissante, confuse, prise en tenailles. Rien dans le film ne construit pour elle une force, si bien que ce personnage féminin pourtant éclairé n’apporte que son désarroi au récit. Ses frères la croient dangereuse, ce qui conduit à une fin dramatique que le film laisse deviner. Le fond du problème (la peur de la femme, la projection maraboutique, les croyances) n’est pas traité, ce qui fait douter de l’intérêt du film si ce n’est un appel à ne pas pointer du doigt sans réfléchir.

Le propos des deux autres films sénégalais semblait bien ambigus, comme inaboutis malgré l’abondance de structures de formations dans le pays qui suivent des projets de court métrage, et qui viennent présenter de façon mécanique leurs atouts chaque année au festival sans être vraiment interrogées sur leurs options.

Dans le Noir de Mor Talla Ndione orchestre l’obscure exploitation d’Amara, un immigré clandestin guinéen de 22 ans, amené comme un « poulet yassa » par une rabatteuse (Mata Gabin) chez Mouba, un Sénégalais de 35 ans à mobilité réduite suite à un accident sur un chantier mais détenteur d’une carte de séjour. Amara, le Noir à déplumer, travaillera pour son compte, au noir, anonyme, dans l’obscurité, mais il saura réagir.

L’ambiguïté s’installe lorsqu’après que Mouba ait rappelé que « les Sénégalais n’aiment pas les Guinéens car ce sont tous des voleurs », c’est finalement ce qui se vérifiera dans le scénario. L’habile utilisation des clichés sur les Noirs durant tout le film trouve là sa limite, si bien que lorsqu’il s’agit d’aborder comme cela se fait rarement l’exploitation des Noirs par les Noirs,[1] le cliché démonte la portée du propos. (à lire : l’interview de Mor Talla Ndione sur Africiné)

Quant à Aminata de Djibril Vuille, c’est par le scénario qu’il peine à convaincre. Certes, Abdoul est poussé à bout par son patron qui le méprise et ne le paye pas à temps, par sa femme qui pourrait être mieux payée et par son ami collègue qui lui conseille de s’affirmer en macho misogyne. Il commettra l’irréparable, dans une logique de folie que le film, pourtant bien maîtrisé, ne crédibilise pas.

Si bien qu’on se demande ce qu’il cherche à nous dire. Abdoul (le capitaine) rêve de pouvoir construire sa maison (le navire) pour que sa femme (la boussole) et surtout sa fille Aminata vivent mieux. Dans cette société d’autoroute construite par les Français, tout tourne donc autour de l’argent qui pourrit les relations mais reste la clef du devenir social et de la puissance. C’est un piège insatiable et sans retour, un bateau sans fond. Comment éviter de couler ? Certainement pas comme Abdoul, coincé dans l’accumulation des pressions issues des tendances machistes et mercantiles de la société.

C’est donc à nous d’y réfléchir !

[1] Cf. la réaction au film Le Courage des autres de Christian Richard au Fespaco de 1983, que l’on accusait d’excuser les Blancs

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