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Inavouable

Publié le 05 mai 2024 par Alexcessif

Cergy 

J’avais trouvé un moyen d’échapper à Léa Salamé un samedi soir

Le Mélangeur est de ces bars associatifs en banlieue jouxtant un théâtre dans une zone de bureaux inhabitée à partir de 20 heures. 

Un peu plus tôt, j’ignorais l’existence de la ville, du bar et du reste. 

Je savais depuis une heure — le temps d’y venir — que mon pote allait y gratter sa guitare. J’ai nommé Mister B. alone, Pierre Bellouard quand il est en solo à Biscarrosse, Contis, Barbezieux ou au Lucifer rue de Pessac. C’est aussi le second des Bears Cats quand il s’acoquinent avec Julien Perrugini dans des salles où l’on paye « au chapeau » et dont la jauge ne dépasse pas une cinquantaine d’aficionados de leur répertoire. 

A Cergy on est loin du pays des chocolatines. 

Alex Elvis Platinées est le second guitariste du duo acoustique Kit Poliniz . Ça parle à ceux qui ont connu les cyclomoteurs des années 70 et c’est un calembour mécanique et temporel pour évoquer le répertoire anglophone du temps des baloches — bals populaires — et des boums dans un garage avec une préférence marquée pour les Doors plus que pour Sardou — putain, t’as quel âge? —.

Je retrouve cette ambiance où le seul endroit éclairé d’un bled isolé était le point de ralliement pour deux générations fuyant la télé qui venaient boire un coup avec de la musique en fond sonore

Ici, il y a une vraie scène et presque une piste de danse si on pousse les tables. Micros,  guitares et batterie, régie lumière et son. 

Bon, ça picole. Va falloir ambiancer le truc. Il a fait son chemin Mister B alone. Sa notoriété s’approche à pas de loup de l’Olympia. Il n’est plus payé au chapeau, y a cachet et com sur internet. 

Mais là, on est dans le dur. 

Y a du son et les gens qui se retrouvent pour causer de la pension alimentaire et de la garde des mômes sortent discuter le coup un peu dérangés par le bruit. 

Oh les gars, c’est de la musique!

C’est ça la vie d’artiste et de patron de bar. Tu donnes tout et les autres s’en branlent. La salle se vide, ça se passe dehors à fumer des clopes

Pourtant, sur scène, le duo « s’accoustique » . Blues/soul/rock s’enchaînent. Imperturbable, pros, la bonne humeur est contagieuse. Les filles dansent, un gamin s’éclate, ça donne des fourmis dans les gambettes, si je chope une Mia Wallace je vais faire mon Vincent Véga! 

Allez Sergì profite, t’es à Cergy. 

Je suis timide mais je me soigne pas. Pas de Mia Wallace! Je reste le Q sur la chaise. Je tape un peu du pied, j’applaudis en faisant gaffe à ne pas renverser ma bière.

Inavouable

Entre la conscience, la vie, le possible et le réel il y a Bergson et moi. Pour Henri je l’ignore. Quant à ma mienne — pourquoi suis-je ici? — et le réel —j’ai pas mal perdu en attractivité— c’est l’heure

Pendant la pause, Pierre me rejoins au comptoir

Il m’a téléphoné dans l’aprés-midi. Je suis ici pour lui. Mouais! Je vois des gens que les gens ne voient pas. Enfin si! Je vois Pierre, les randos raquettes dans les pires ainés, les soirées guitare au feu de bois dans un chalet d’Iraty, trois pelés un tondu au Lucifer comme maigre public, Contis, la plage, les anniversaires à la Villa Rose — 1,2,3…7 ans! Ah oui tant que ça. Les mascarets à Quinsac en kayak sur la Garonne ou à Saint Pardon, en Dordogne, les fêtes du fleuve à Langoiran. Puis,  je corrige en pensant que c’était plutôt Le Tourne où nous jouions gratis au menuisier  pour  l’assos «  chacun sa mer » afin de  rafistoler la gabare « Les deux Frères » parce que Marco avait décidé de se pendre parce que Marthe était partie parce que Marco la dérouillait sévère. Mais question fantôme, il manque le personnage principal, celui dont j’ai effacé, la trace, l’image, le souvenir.

Si j’étais un peu futé j’aurais été mieux avisé de poser celle-là: « Pour qui? » et là commencerait l’inavouable si la conscience affleurait la surface d’un Moi qui en tient une couche. Il y avait empilés sous les strates, sept ans de sédiments, de mémoires oubliées, d’évènements archivés, enfouis bien profond qui n’avaient d’autre objet que d’enterrer une question que je n’avais pas posé — il serait plus sincère de concéder que j’étais incapable de la formuler — « T’as des nouvelles de …? »

Pierre ne m’appelle JAMAIS! Il m’a appelé, bien sûr, il y a quelques jours pour me souhaiter mon anniversaire sans JAMAIS l’avoir fait, ni pour les précédents ni pour d’autres raisons pendant sept ans. On ne se doit rien à part de l’amitié. Il pourrait me faire grief de ma disparition corps et bien. Je suis pas porté sur les explications. Ce ne sont que des théories, des spéculations sur des torts supposés et des remises en questions sur une possible responsabilité externe ou personnelle. Des gens disparaissent et chacun est seul face à sa peine. Les gens sont adultes. En tout cas, plus que moi et je reste persuadé que mon absence causera peu de chagrin ou pas longtemps. Penser autrement ne serait que vanité et toute tentative d’explication impliquerait une mise en cause d’autres en leur absence. Quelques questions sans contredites et l’on finira par trouver un avantage à mon absence. Elle ne ment jamais. Qu’importe la version de l’une ou de l’autre. C’est son ressenti qui compte et me détermine

« T’as des nouvelles de Katia? »

Je crois avoir reconnu ma voix en contradiction avec ce vœux que j’avais formé de bien fermer ma gueule. C’est lui qui m’a appelé, c’est à  lui de parler mais tu parles…

J’ai ouvert les vannes. Il me parle de la maison du Tourne, tu sais celle prés de l’estey à coté de chez Olivier avec les volets rouge. Elle l’a acheté avec un mec, main sur l’épaule, visage qui m’observe, excuse-moi,  vachement sympa. 

Poker face, je suis venu pour savoir, je sais, je crois que j’ai souri, je suis dans ma théorie de la double causalité, j’aime que les femmes que j’aime soient heureuse sans moi. J’ai un problème de conclusion, de confiance, d’estime, d’intégration. Il y a ce beau-frère qui ironise sur notre différence d’âge, la nullité de mon patrimoine, mon absence d’ami d’enfance, de passé. Ma politique de la terre brûlée est un boomerang. Elle finit toujours par me revenir. Je n’ai pas eu d’enfance, du moins pas de celle dont j’ai envie de me souvenir. Une vie enfin à vivre, toute neuve, des enfants casés, des frères et sœur en sécurité, je n’ai pas envie de concurrencer Zola. Sans passé, pour un mec qui invite toutes ces ex en présence de l’actuelle intermittente à ses côtés prés de la piscine, je ne sais pas faire. Pas de maison, pas de piscine, pas de passé, pas d’amis en trophée dans un carnet d’adresses, cela me rends suspect. Depuis que nous nous connaissons, il en est à deux partenaires de tango, et plus si affinité, qui ont peu ou prou l’âge de sa fille. Un mec avec 15 ans de plus que sa sœur et sans une thune,  il a du mal à encaisser. Mais il me sourit en se préoccupant de ma santé à la moindre toux alors que je lui met la misère dans la montée de Baurech lors de nos runs du dimanche juste avant le camembert rôti. Pourtant j’ai mis les bouchées doubles, je gagne deux fois le salaire de sa sœur, je suis un notable à Bacalan mais à la banque ça tire un peu pour un prêt immobilier à cause de mon âge. C’est dommage la maison aux volets rouge est à vendre et Le Tourne est à une portée de flèche de chez lui

Je me souviens de l’estey. Estey, Pimpine, Garonne j’avais repéré la maison en revenant de Toulouse par le fleuve en kayak et j’y ai cru ignorant le corbeau —je ne dirai pas noir ça ferait trop cliché et j’ai vu Malcom X sur Arte — qui m’annonçait le retour des forces obscures

La Pimpine vient de Créon et de la confluence de l’Engranne. L’estey est un mini estuaire qui la précipite dans la Garonne. Grâce au jusant le jus me pousse vers Escoussans et je vais passer  devant la Villa Rose. Normalement, en Août vers midi, elle est blanche mais certains couchers de soleil de septembre lui donnent sa couleur et son surnom

L’entreprise qui m’emploie est à vendre. Comme je suis le premier vendeur et que j’ai quelques éconocroques l’offre s’impose. Pro actif j’ai développé le chiffre et si ce n’est pas moi c’est l’autre. Le triple A à la banque, le comptable — indépendant— me rassure mais non. Gérant non salarié, j’ai déjà donné. Je ne sais pas faire. Je vais jouer la stabilité contre l’aventure. Las, l’autre l'a mise dans le mur. J’ai vu les acomptes de mes ventes passer dans les trous de la trésorerie, les chantiers non exécutés, les fournisseurs à payer au cul du camion et la cavalerie, facétie bancaire et réputée, comme l’autre, arriver en retard. Faillite, pas la mienne mais c'est tout comme. Adieu veau, vache, cochon, couvée. Problème de conclusion, manque de confiance, estime de soi, sans doute étais-je responsable. On l’est toujours y compris lors des choix par défaut. Ainsi qu'à VTT quand le regard regarde l’ornière la roue va dans l’ornière. 

Katia réalisera son rêve de propriétaire avec un autre partenaire, plus jeune, plus fiable et en differé. Les femmes sont opiniâtres. La seule action à commettre qui puisse contribuer à leur réussite, c’est de disparaître de leur vie.

Je sais pourquoi je suis à Cergy ce soir. J’ai bouclé la boucle. Une boucle de sept ans avec pas mal d’illusions et une fausse piste dont je ne suis redevable qu’à moi, confus et perplexe d’avoir cru pouvoir remplacer un fantôme par un fantasme sans avoir l’âme apaisée

Inavouable

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