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Des ténèbres naît la lumière

Par Chatperlipopette
Marlow, vieux marin anglais, et ses amis, passent la nuit sur un bateau, sur la Tamise. La nuit tombe, les amis discutent de choses et d'autres jusqu'à ce que Marlow relate une aventure survenue au Congo...il y a longtemps. Marlow, narrateur et acteur à la fois, fait glisser son auditoire des rives sombres de la Tamise aux lourds mystères du fleuve Congo, avec une dextérité de peintre flamand: les clairs-obscurs révélés, magnifiés par la petite lumière de la cabine sur la Tamise; le lecteur imagine les visages sortant à peine de la pénombre, les clapotis du fleuve anglais contre la coque, les bruits nocturnes emplissant l'espace et le temps. La magie de la narration opère très rapidement: on part à l'aventure, au temps épique des explorateurs conquérants de nouvelles terres, à la recherche d'un homme mystérieux et inquiétant, Kurtz.
Marlow débarque en Afrique noire, à l'embouchure du Fleuve Congo où siègent des comptoirs français. Première mauvaise surprise (mais en est-ce une pour Marlow/Conrad lorsqu'il s'agit des Français?), les colons français et leurs attitudes grossières, leur étroitesse d'esprit, leur vanité, leur bêtise brutale envers la population indigène et leur manque de savoir-vivre. Deuxième mauvaise surprise, le bateau dont il doit prendre le commandement est sous les eaux, coulé et doit être renfloué. Comme nous sommes loin de tout, les matériaux nécessaires aux réparations arrivent lentement, très lentement. Enfin, la mission peut commencer: Marlow, son équipage hétéroclite dont font partie quelques cannibales (l'épisode de la viande d'hippopotame faisandée jetée par-dessus bord est savoureux) ce qui ne laisse pas d'inquiéter certains passagers, cadres du comptoir français. Le navire vogue et remonte le fleuve Congo, chaque jour s'enfonçant plus profondément dans les terres quasiment inconnues.
Tout devient mystérieux, opaque voire sombre. L'inconnu se déroule au fil de l'eau, les appétits d'ivoire s'aiguisent et les conversations traînent sur le personnage, haut en couleurs et étrange, de Kurtz. Le comptoir a décidé de récupérer ce dernier, qui aux dernières nouvelles semblerait au plus mal. Kurtz, l'homme dont on parle beaucoup et que l'on ne voit jamais, l'homme presque légendaire au tableau de chasse d'ivoire incroyablement garni, l'homme qui ose s'aventurer au coeur de la jungle et loin dans la savane, l'homme qui côtoie les "sauvages" sans peur et sans haine. Bref, un être étrange, loin des conventions, auréolé de mystère, suscitant admiration et immense respect. Marlow espère pouvoir échanger avec cet homme si insaisissable, si particulier et épie les profondeurs des rives du Congo, oppressé par la touffeur poisseuse de la sueur de la jungle. La lente progression du bateau est comme un ballet immobile où l'atmosphère pesante d'humidité et de sombre mystère étouffe le moindre bruit, la moindre respiration. Le lecteur avance, aux aguets, les sens en alerte et les yeux écarquillés à force de vouloir percer les enchevêtrements d'arbres et d'herbes annonçant la jungle, à la beauté sauvage et inquiétante.
Conrad, avec grand art, fait glisser, subtilement, l'étrangeté d'une nuit sur la Tamise vers la force sublime de l'inconnu d'une Afrique sensuelle, captivante, fascinante et inquiétante. Marlow est subjugué par les émotions et les sentiments qu'elle peut susciter chez les conquérants et comprend peu à peu pourquoi Kurtz est devenu un élément de cette alchimie de couleurs, d'odeurs et d'émotions. Kurtz est allé jusqu'au point de non retour, Kurtz ne peut se détacher de cette Afrique qui offre d'inestimables trésors en échange de l'âme et du coeur.
"Une longueur de fleuve s'ouvrait devant nous et se refermait derrière, comme si la forêt avait tranquillement traversé l'eau pour nous barrer le passage au retour. Nous pénétrions de plus en plus profondément au coeur des ténèbres. Quelle quiétude il y régnait! La nuit parfois le roulement des tam-tams derrière le rideau d'arbres remontait le fleuve et restait vaguement soutenu, planant en l'air bien au-dessus de nos têtes, jusqu'à l'aube. S'il signifiait guerre, paix ou prière, nous n'aurions su dire. Les aurores étaient annoncées par la tombée d'une froide immobilité; les coupeurs de bois dormaient, leurs feux brûlaient bas; le craquement d'un rameau faisait sursauter. Nous étions des errants sur la terre préhistorique, sur une terre qui avait l'aspect d'une planète inconnue. Nous aurions pu nous prendre pour les premiers hommes prenant possession d'un héritage maudit à maîtriser à force de profonde angoisse et de labeur immodéré. Mais, soudain, comme nous suivions péniblement une courbe, survenait une vision de murs de roseaux, de toits d'herbe pointus, une explosion de hurlements, un tourbillon de membres noirs, une masse de mains battantes, de pieds martelant, de corps ondulant, d'yeux qui roulaient....sous les retombées du feuillage lourd et immobile. Le vapeur peinait lentement à longer le bord d'une noire et incompréhensible frénésie. L'homme préhistorique nous maudissait, nous implorait, nous accueillait - qui pourrait le dire? Nous étions coupés de la compréhension de notre entourage; nous le dépassions en glissant comme des fantômes, étonnés et secrètement horrifiés, comme des hommes sains d'esprit feraient devant le déchaînement enthousiaste d'une maison de fous. Nous ne pouvions pas comprendre parce que nous étions trop loin et que nous ne nous rappelions plus, parce que nous voyagions dans la nuit des premiers âges, de ces âges disparus sans laisser à peine un signe et nul souvenir." (p 135 et 136)
Ce qui est fascinant dans "Au coeur des ténèbres" c'est la symétrie parfaite, la mise en abyme extraordinaire, du récit: d'une part, la narration commence et s'achève sur la Tamise, d'autre part l'évocation de la Tamise comme voie maritime d'invasion par les Romains est le reflet de la remontée du fleuve Congo par le vapeur de Marlow. Deux mondes qui jusqu'au moment de la rencontre s'ignoraient, deux civilisations qui s'observent, s'évaluent et provoquent terreur, due à la différence, de part et d'autre. L'humanité semble toujours être celle de la civilisation qui nous a vu naître alors que la nouveauté inconnue et terriblement différente que nous affrontons ne peut qu'avoir un lointain rapport avec nous et notre monde. L'autre est forcément le sauvage, le barbare (puisque nous ne le comprenons pas!), celui qui de par sa nudité possède la force de la liberté, la force de "la vérité dépouillée de sa draperie de temps" (p 136). Les vêtements ne sont que des acquis, "jolis oripeaux, - oripeaux qui s'envoleraient à la première bonne secousse." (p 136).
Conrad brandit un miroir à son lecteur et l'image, les images qui lui sont renvoyées l'amènent à regarder d'un oeil nouveau la différence de l'Autre qui est aussi humain que lui! "Au coeur des ténèbres" apporte une lumière inestimable: celle de l'aventure intérieure qui éclaire plus justement une vision du monde souvent pervertie par les a priori et la peur de l'Autre, cet inquiétant et fascinant inconnu.

Roman traduit de l'anglais (GB) par Jean-Jacques Mayoux


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